Procès Ngenzi/Barahira. Vendredi 3 juin 2016. J 18.

Audition de Manassé MUZATSINDA, agriculteur, policier communal en 1994, neveu de RWAGAFILITA [1].

« J’espère que ce que je dirai n’aura pas de conséquences sur ma vie« . Le témoin a peur, à l’évidence, dans la mesure où des proches de NGENZI sont ses voisins! Le témoin ne fera pas de déclaration spontanée, on passera directement aux questions.

Avant 1990, avant l’attaque des forces du FPR, tout se passait bien dans la commune de Kabarondo. Il y régnait une bonne entente entre les Hutu et les Tutsi. « Nous étions tous les mêmes à l’époque, nous espérions que les militaires gagneraient la guerre contre le FPR« . En avril 1994, le témoin dit n’avoir repris son poste que le 11 avril au matin: il avait la malaria. Marié à une femme tutsi, il a alors pris soin de conduire son épouse au Centre de Santé pour qu’elle y soit protégée. « Après l’attentat, il régnait un mauvais climat contre les Tutsi« . Les gens avaient commencé à se réfugier dans les bureaux communaux et dans les églises:  » Les Tutsi fuyaient car ils craignaient les Hutu, à cause du FPR« . Les barrières montraient bien qu’il y avait des problèmes de sécurité. La population effectuait des rondes, les miliciens se tenaient aux barrières. Le 11 avril, le témoin s’est rendu avec des collègues à Murama, dans le Mutara, car des gens perturbaient la sécurité: ils sont accueillis pas des grenades et des jets de pierres. Transport des blessés à Kibungo où ils rencontrent NGENZI près du camp militaire. Ils lui demandent des renforts: rien ne sera fait. Le 13 au matin, il est témoin du départ de réfugiés vers la place du marché où ont leur avait demandé de se rendre: ils tombent nez à nez avec des Interahamwe [2] qui les attaquent (jet de grenade). La présidente, qui cherche à connaître l’emploi du temps précis du témoin, lui signale qu’il évoque aujourd’hui des événements dont il n’avait pas parlé lors de sa déposition initiale. Il parle ensuite de l’attaque des militaires qui vont tirer sur l’église:  » N’entravez pas le travail des militaires » aurait dit le bourgmestre. NGENZI ne serait revenu que lorsque les tirs avaient cessé. La population entrera ensuite dans l’église pour achever les rescapés. La présidente reformule une question: » NGENZI était là pour inciter la population à participer aux massacres? » « C’est ainsi que je vois les choses« , répond le témoin. Ce dernier sera amené à tirer sur quelqu’un dont « on disait que c’était un mauvais esprit« ! Il quittera les lieux, » perturbé » par son geste. Il ira chercher son épouse au Centre de Santé deux ou trois jours plus tard.

L’avocat général pose à son tour des questions courtes et précises: présence des barrières, rôle et pouvoir de NGENZI, présence des Interahamwe et du Simba Bataliani [3], massacres à l’intérieur de l’église, RWAGAFILITA « ennemi des Tutsi, un homme craint« .

Maître MATHE posera quelques questions. Elle cherche plutôt à faire dire au témoin que NGENZI n’avait plus vraiment de pouvoir, mais qu’il était « sous la coupe des militaires ».

Audition de Léopold GAHONGAYIRE, qui déclare vouloir se constituer partie civile.

« Qu’est-ce que vous faites encore avec ces Tutsi? Pourquoi vous épargnez les Tutsi alors que nous avons déjà terminé le travail« . Tels sont les propos que le témoin attribue à un certain HABIYAKARE dans un message qu’il aurait adressé à BUSHAKO! Manifestement fâché avec les dates, il situe cet épisode trois semaines avant le génocide!

Le témoin évoque ensuite une rencontre avec BARAHIRA chez qui il s’est rendu pour lui décrire sa situation. Ce dernier leur aurait dit: « Rentrez chez vous, on ne va rien nous faire« . Mais Léopold se rendra tout de même à l’église lorsque, arrivé à maison, il verra  un grand nombre de gens se diriger vers ce lieu de refuge. BARAHIRA l’ayant appris,  enverra une voiture pour les en sortir. Monsieur GAHONGAYIRE aura le temps de se dire témoin du départ pour la réunion à laquelle seront  convoqués certains réfugiés sur la place du marché, réunion  » qui avait pour but de les tuer« .

Le témoin et une partie de sa famille, hutu, finira par quitter l’église. Entre-temps, leur maison a été pillée mais leurs vaches ont été récupérées par BARAHIRA qui les leur rendra. Cette fuite à l’église leur vaudra d’être convoqués par des habitants armés de lances: on leur demande pourquoi ils ont fui alors qu’ils ne risquaient rien. Ils auront à payer une amende fixée à 50 000 francs, ramenée à 5000. « BARAHIRA nous a sauvés », mais « dans la famille de mon oncle paternel et dans celle de ma mère, beaucoup de gens ont été tués. Il a agi comme un Interahamwe« .

Le témoin sera ensuite interrogé par la présidente sur le fonctionnement de l’administration, sur son appartenance: « Avant le génocide, on me soupçonnait d’être Tutsi car ma mère était considérée comme Tutsi. Elle  avait changé d’ethnie« .

L’avocat général questionnera le témoin à son tour mais ce dernier continuera à avoir du mal avec les dates. Les déclarations du témoin resteront confuses.

Maître MEILHAC prend alors la parole pour s’étonner que le témoin n’ait pas été convoqué à la réunion de Cyinzovu.  » On me prenait pour un Tutsi, on a pillé ma maison« . De s’étonner aussi qu’il se constitue partie civile alors que BARAHIRA lui a sauvé la vie.  » Je lui reproche la mort de mes familles maternelle et paternelle, celle de mes voisins… Il avait le pouvoir de les sauver, il ne l’a pas fait. »

Audition de monsieur Eulade RWIGEMA, partie civile.

Ne comprenant probablement pas très bien le fonctionnement de la justice française, le témoin commence par dire qu’il ne sait pas si NGENZI a reconnu sa culpabilité. De préciser ensuite qu’avant le génocide rien ne les opposait. Il lui fournissait du lait de vache, ils avaient de bonnes relations. « Il a changé quand il était bourgmestre« . Il s’étonne qu’un dirigeant, qu’au Rwanda on considère comme « un parent », ait pu abandonner ceux dont il avait la charge. Il souhaiterait que l’accusé reconnaisse son crime: «  Même le premier ministre KAMBANDA l’a fait ». (NDR: jugé et condamné par le TPIR).

Questionné par madame MATHIEU, la présidente, il avoue que BARAHIRA était quelqu’un de mauvais. Et de rappeler la raison pour laquelle on lui aurait demandé de démissionner de son poste de bourgmestre en 1986: il aurait tué quelqu’un et l’aurait traîné derrière sa voiture. Et il n’a pas été puni. Lors de l’attaque de l’église où le témoin s’était réfugié, NGENZI n’a pas été à la hauteur de ses responsabilités, il a failli à ses obligations, il a abandonné la population. « Je souhaite qu’il s’explique, que je l’entende. S’il ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales, je suis prêt à lui pardonner. Je souhaite qu’il fasse des réparations ». A Oscar KAJANAGE (partie civile) qui ravitaillait les réfugiés de l’église il aurait dit : » Au lieu de leur donner à manger, donne-leur plutôt la confession« . Et de rappeler l’épisode de la convocation à une réunion sur la place du marché, à la demande du conseiller  RWASAMIRERA pour « discuter« ! Quant à BARAHIRA, il avait été élu responsable du MRND en janvier 1994.

Maître DECHAUMET lui demande de rappeler la liste des morts de sa famille. « Ma femme MUJAWASE, un enfant de 10 ans, IZERUHIRWE, et un autre de 8, BWISHIMWE ». De rajouter que l’abbé INCIMATATA leur a demandé de se défendre. Le témoin a réussi à fuir dans les collines et un Hutu a accepté de le cacher.

« Cette invitation à se rendre à une réunion, c’était donc un piège« , demande l’avocat général. Le témoin confirme.

Audition de monsieur Straton GAKWAVU, partie civile, agriculteur / éleveur.

Il vient pour témoigner à charge de monsieur NGENZI pour les faits qui se sont déroulés à l’église de Kabarondo le 13 avril 1994. Laisser les gens se réfugier dans l’église, « c’était un guet-apens, pour que les gens se conduisent comme des animaux« . Autrefois, « les gens respectaient les églises« . Le témoin décrit alors le déroulé des événements, comme d’autres personnes l’ont déjà fait. Les Interahamwe avaient pris soin de bloquer l’église aux quatre coins: il n’y avait pas de fuite possible. « Je n’ai pas vu NGENZI de mes propres yeux car nous ne pensions qu’à survivre ». Mais ce dernier n’a rien tenté pour empêcher les massacres.

A la présidente qui l’interroge, il précise que NGENZI connaissait obligatoirement RWAGAFILITA. S’il s’est réfugié à l’église c’est parce que sa maison avait été attaquée et détruite. Il est amené à donner sa définition des Interahamwe:  » Des tueurs« , alors que d’après l’étymologie, « ceux qui combattent ensemble« , ce mot avait plutôt, autrefois, une connotation positive. A son tour, il décrit la situation lors de l’attaque de l’église mais il reconnaît que «  s’il a (j’ai) pu fuir, c’est grâce à Dieu ». Interrogé sur le nombre de militaires présents: « Quand on fuit, est-ce qu’on peut compter des militaires? » Après avoir nommé les victimes de sa famille, il raconte comment il a été blessé par un enfant d’une dizaine d’années, au grand étonnement de la présidente. Trois de ses enfants, hébergés chez un voisin, ont eu la vie sauve.

Interrogé par Maître MEILHAC, il déclare que « NGENZI  a été malchanceux. S’il était venu plaider coupable au Rwanda, il vivrait aujourd’hui paisiblement au pays« .

Audition de madame Marie MUKAMUNANA, rescapée.

Elle commence par déclarer qu’elle souhaite se constituer partie civile.

« On a fait de moi une rescapée. On a tué mon mari et mes sept enfants, on a détruit ma maison, tué mon bétail… Les hommes ont été convoqués à une réunion où ils ont été attaqués par les Interahamwe qui sont entrés à l’intérieur de l’église. Les Interahamwe ont découpé ceux qui n’était pas encore morts. ceux qui ont réussi à sortir, on leur a demandé leur carte d’identité. Ceux qui n’en avaient pas étaient considérés comme des Tutsi et on leur a ordonné de s’asseoir. Ils nous ont tailladé, nous ont tiré dessus. « Ne gaspillez pas vos balles » conseille un militaire. J’ai été blessée par une grenade. J’ai vu  BARAHIRA parmi les militaires, NGENZI aussi. 

L’église a été brûlée. les massacres étaient  supervisés par NGENZI. Vers 17 heures, nous avons été nombreux à être tailladés, mes sept enfants et mon mari aussi. Vers 3 heures du matin, j »ai repris un peu de souffle et j’ai vu des Interahamwe à la commune. Je me suis traînée pour me cacher dans la brousse où j’ai passé la nuit. On m’avait dépouillée de mes pagnes: je n’avais que ma petite culotte… Le troisième jour, j’ai eu soif et j’ai vu des enfants qui allaient puiser. J’habitais près de ce puits. Je me suis traînée jusques là, j’ai bu et le jour s’est levé. Cette eau m’a coupé toutes mes forces… Je me suis assise. « Qu’ils viennent me tuer »! Une femme m’a vue. « Tu es Tutsi »? m’a-t-elle demandé. Ne reste pas ici, ils vont te tuer. » Je lui demandé alors de me donner au moins une jupe et elle est revenue avec le vêtement que je lui avais demandé. J’entendais siffler les Interahamwe ( NDR: le sifflet était utilisé comme signe de ralliement mais aussi pour effrayer les Tutsi qu’ils pourchassaient). Arrivée à Rukoma, j’ai rencontré beaucoup d’Interahamwe et je me suis cachée. Ils disaient que les Inkotanyi étaient arrivés à Gahini. Je suis restée cachée jusqu’au moment où j’ai vu que plus personne ne me suivait. Les Interahamwe fuyaient les Inkotanyi qui m’ont recueillie et m’ont conduite à Gahini. Ils m’ont revêtueDans l’église, il y avait beaucoup d’enfants sans parents. Le jeudi matin, ils ont achevé ceux qui n’étaient pas morts. Ce sont les survivants qui nous ont raconté cela.. » Et d’ajouter en terminant:  » Beaucoup de Tutsi ont été tués par leurs employés hutu. Tous ces massacres nous ont laissés handicapés, seuls, sans famille. NGENZI et BARAHIRA dirigeaient les Interahamwe dans ces actes d’extermination. Ils ont tué beaucoup. S’ils le nient, ils ne pourront pas le nier devant Dieu. Nous mourrons sans enfant! ».

Il n’est pas nécessaire de revenir sur la série de questions qui ont suivi ce témoignage. L’émotion était à son comble, tant dans la salle que du côté des jurés, en particulier lorsque l’avocat général à demandé au témoin comment étaient morts ses enfants. Tout le monde a bien dû comprendre la réalité du génocide. On a dit que le génocide était entré dans le prétoire avec l’audition de l’abbé INCIMATATA. Et c’était vrai. Avec le témoignage de Marie MUKAMUNANA, il a pris le visage de la souffrance, de la douleur au quotidien, de ce qu’est devenue la vie des rescapés frappés dans leur chair et dans leur coeur. A l’heure de la décision finale, nul doute que magistrats et jurés sauront s’en souvenir.

 

Alain GAUTHIER

 

  1. Le colonel RWAGAFILITA était l’homme fort de la région, éminence grise du pouvoir génocidaire. Il valait mieux bénéficier de ses faveurs pour devenir bourgmestre… Il fut parmi les activistes les plus impliqués dans les massacres autour de Kibungo dont il était originaire. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
    Voir le glossaire pour plus de détails.
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  2. Interahamwe : « Ceux qui travaillent ensemble », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Cf. « Glossaire« .
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  3. Simba Bataliani : dangereux groupe armé constitué d’anciens militaires des FAR, déjà cité par plusieurs témoins pour leurs exactions meurtrières dans la région de Kabarondo.
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