Procès en appel de NGENZI et BARAHIRA. Mercredi 23 mai 2018. J10

Audition de madame Véronique MUKAKIBOGO, partie civile.

Avant l’audition du témoin, madame la présidente fat la lecture d’un courriel reçu de Kigali concernant la non comparution de Méthode RUBAGUMYA. Ce dernier n’est plus affecté au GFTU [1], et il n’a jamais reçu de citation à comparaître. Le courriel commençant par « Bonjour Monsieur Frédéric » (prénom de monsieur l’avocat général), ce dernier fait remarquer à la défense qu’il n’a aucune proximité avec monsieur RUBAGUMYA. C’est une façon fréquente au Rwanda de s’adresser à ses interlocuteurs. (NDR. La défense n’avait pas manifesté son étonnement lorsque monsieur GUICHAOUA parlait de JUVENAL pour désigner le président de la République, sans même le faire précéder de « monsieur »)

Le témoin commence par dire qu’elle est venue dire ce qu’elle sait sur messieurs NGENZI et BARAHIRA qu’elle rend responsables de la mort d’une dizaine de personnes de sa famille. Elle aura l’occasion de répéter que les renseignements qu’elle donne sur la période du 6 avril au 5 juillet elle les tient de nombreuses personnes rencontrées à son retour du Burundi où elle s’était réfugiée, où à partir des informations collectées lors des Gacaca  [2].

Elle a bien connu les deux accusés qu’elle accuse d’avoir participé au plan d’extermination des Tutsi. Comme bourgmestre ou ancien bourgmestre, ils avaient une autorité sur la population. Ils ont appliqué les consignes données par RWAGAFILITA, l’homme fort de Kibungo  [3], à qui ils devaient leur poste de bourgmestre. C’est à la suite de réunions auxquelles ils participaient que les ordres étaient donnés.

A Kabarondo, l’ambiance a changé avec l’attaque du FPR le 1er octobre 1990.

Le témoin accuse BARAHIRA d’avoir organisé une réunion à Cyinzovu et d’être l’auteur de l’assassinat de son beau-frère François,. Elle donne les détails de sa mort et rapporte les propos que l’ex-bourgmestre aurait tenus : « Voilà, on verra comment tu vas encore mieux parler français ! » BARAHIRA et François étaient les seuls à avoir fait des études. Et d’ajouter en direction des tueurs : « Je viens de vous donner l’exemple. » Toute le famille de François, sa femme et ses cinq enfants seront tués.

Le témoin évoque ensuite la mort de ses neveux. On était venu faire sortir les Hutu de l’église de Kabarondo : c’est là qu’il seront tués. Elle rend BARAHIRA également responsable de la mort d’une de ses sœurs.

Madame MUKAKIBOGO, pour illustrer la méchanceté de BARAHIRA évoque les conditions dans lesquelles il aurait démissionné de son poste de bourgmestre. On l’aurait démissionné pour avoir tué une personne de son entourage qu’il aurait ensuite traîné attaché à l’arrière de sa voiture.

Concernant NGENZI, elle parle de lui comme d’un « acharné » qui a beaucoup changé à partir d’octobre 1990. Il était allé jusqu’à renier ses anciens amis, dont Oscar KAJANAGE à qui il aurait dit : « Ne remets jamais les pieds à mon domicile. Si tu veux ma parler, viens me voir au bureau. »

Les massacres ont commencé à Rubira. NGENZI s’est rendu sur place, alerté par le conseiller Cyprien. Au lieu d’arrêter les tueries, il aurait interpellé les tueurs en leur disant : « Vous ne vous êtes pas encore débarrassé de l’ennemi alors que vous mangez leurs chèvres ! » C’était le 8 avril.

En rentrant de Rubira, NGENZI serait passé au domicile du témoin dont on avait déjà commencé à détruire la maison. Le bourgmestre refusera de transporter la vieille mère du témoin jusqu’à l’église : elle sera tuée un peu plus tard, jetée vivante dans les latrines d’un voisin chez qui elle s’était réfugiée. Le témoin termine sa déposition spontanée en disant qu’elle rend NGENZI et BARAHIRA, responsables de la mort des personnes tuées à l’église et de celle de huit membres de sa famille.

Sur question de la présidente, le témoin parle de ses relations avec BARAHIRA : ils n’étaient pas en mauvaise relation. Sa femme était son amie, quand elle était directrice d’école, l’accusé était bourgmestre. C’est lors de l’umuganda [4] que BARAHIRA lui reprochait de ne pas savoir travailler. Il était de notoriété publique que les bourgmestres étaient soutenus par RWAGAFILITA [3].

De quel parti était-il membre ? Le témoin évoque par erreur le PARMEHUTU, parti politique sous la première république de KAYIBANDA. Le mot MRND ne lui revient pas. (NDR. Il faut dire que le témoin va être interrogé pendant près de trois heures, en Kinyarwanda en début d’audience, alors qu’elle parle très bien français. Peut-être aurait-on pu lui demander dans quelle langue elle souhaitait s’exprimer car la visioconférence et la traduction ne permettent pas toujours de bien rendre compte de ce que veulent dire les témoins.) Quant à ses relations avec NGENZI, elle les qualifie de « superficielles ».

Madame la présidente lui demande à nouveau de redonner les dates qui la concernent. Elle confirme que le 6 au soir elle était à Butare puis qu’elle avait réussi à rejoindre le Burundi d’où elle était revenue le 5 juillet. C’est par la radio qu’elle a appris la mort de HABYARIMANA. Suivent des questions sur les contradictions que l’on peut déceler dans les différentes auditions auxquelles elle a été convoquées. Ce qu’elle sait, c’est que NGENZI a été condamné à 30 ans de prison par les Gacaca  [2].

Maître ARZALIER questionne le témoin sur les parties civiles qu’il représente, dont la maman de Mélanie UWAMALYA, partie civile et présente dans la salle. Elle donne des indications sur les circonstances de la mort des membres de la famille de Mélanie.

Sur questions de maître GOLDMAN, avocate de la LICRA, elle redit que les deux accusés devaient leur poste de bourgmestre à RWAGAFILITA et qu’ils participaient aux réunions.

Maître CHARRIER, avocat du CPCR, questionne à son tour le témoin. Il voudrait lui faire redire ce qu’elle avait dit lors d’une audition mais en vain. NGENZI a bien été jugé par plusieurs Gacaca, mais pas par celle où elle participait. BARAHIRA aurait tué de ses mains un habitant de Kabarondo ? Tout le monde le disait. A la question de savoir si les bourgmestres pouvaient désobéir aux ordres, elle reconnaît qu’ils auraient pu faire autrement.

Maître PODONOU, pour la FIDH, revient sur les vexations subies par le témoin lors de l’umuganda [4]. « Il me lançait des piques parce que j’étais Tutsi. » Et de souligner qu’elle ne se laissait pas faire.

Sur question de l’avocat de la LDH, le témoin rappelle que la haine des Tutsi, c’est une longue histoire qui remonte à 1961. Elle a appris la mort des siens en rentrant du Burundi.

Madame Aurélie BELLIOT demande au témoin si, ayant perdu beaucoup de membres de sa famille, elle est retournée chez elle. Impossible, la maison avait été démolie. Elle n’est jamais retournée sur sa colline.. « Ils devaient me tuer le 7 ! » Même aujourd’hui elle a peur de retourner chez elle !

Au tour de monsieur Frédéric BERNARDO, l’avocat général, d’intervenir. A son retour du Burundi, le témoin s’est d’abord retrouvée au camp de Musamvu où on avait regroupé les gens. Elle ne peut pas dire combien il y a eu de rescapés à Kabarondo, mais il y en a eu très peu.. Elle ne sait rien sur les combats du FPR arrivé le 19 avril.

Parole est donnée à la défense. Maître BOURGEOT  veut savoir les relations qu’elle a pu avoir avec le président du CPCR lorsque ce dernier s’est rendu à Kabarondo en 2010 : que lui a-t-il demandé ? Quel document lui a-t-elle remis ? Une copie du dossier ? C’est apparemment une question qu’elle aura l’occasion de poser à Alain GAUTHIER. Le témoin ne se souvient plus. Quant à l’assassinat de François, son beau-frère, elle est catégorique : c’est bien BARAHIRA le responsable.

Arrive ensuite une question quelque peu incongrue : « Vous auriez refusé de vous marier avec RWAGAFILITA ? » « C’est la vie privée » répond le témoin !  Et l’avocate d’ajouter : « Il aurait épousé une Tutsi ? » (NDR. Le témoin ne répond pas. Mais qui peut croire qu’il se serait gêné. Combien de hauts dignitaires hutu avaient des femmes ou des maîtresses tutsi ! »

Enfin, BARAHIRA aurait refusé d’héberger un certain Olivier le soir du 13 avril ? Le témoin confirme.

La parole revient enfin à maître CHOUAI qui s’étonne, ironiquement, que le témoin ne connaisse pas le nom de son avocat. (NDR. On évitera de commenter!) Il s’étonne aussi que le témoin ne soit plus en possession des documents concernant cette affaire. Le témoin lui fait savoir que tous les documents ont été envoyés à Kigali après les Gacaca  [2]. Et de conclure toujours ironiquement : « Vous avez des souvenirs précis de ce qu’on vous rapporte, mais pas sur les Gacaca auxquelles vous avez participé ! »

On s’en tiendra là. Madame la présidente, vu l’heure, doit suspendre l’audience qui reprendra le lendemain à 9h30.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

 

  1. GFTU : « Genocide Fugitive Tracking Unit », section du parquet de Kigali en charge des fugitifs.
    Lire également l’audition de Mme Sandrine CLAMAGIRAND, officier de gendarmerie.
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  2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.
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  3. Le colonel RWAGAFILITA (ou RWAGAFIRITA) était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
    Voir le glossaire pour plus de détails.
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  4. Umuganda : travail communautaire, corvées communales obligatoires. Le nom de ces activités d’intérêt général, inscrites dans la tradition du pays (défrichage, entretien des chemins etc…) a été dévoyé par l’idéologie génocidaire pour désigner les tueries contre les Tutsi que les paysans avaient l’obligation d’accomplir (Cf. « Glossaire« ).
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