Procès en appel de Pascal SIMBIKANGWA. Jeudi 3 novembre 2016. J6

Audition de madame Hélène DUMAS, chargée de recherche au CNRS [1]..

Préambule. Madame DUMAS tient à commencer son audition par l’évocation des recherches qu’elle effectue actuellement au Rwanda. Son travail sur les archives de la CNLG, jalousement conservées au QG de la Police, concerne l’ancienne préfecture de Gisenyi. Un millier de document qui révèlent qu’il y a bien eu une préparation intellectuelle du génocide et que des armes traditionnelles ont bien été distribuées en provenance du Ministère de la Défense. On note également un soin tout particulier de la part du pouvoir à comptabiliser la population, et tout particulièrement les Tutsi.  » On est surpris par les moyens mis en place pour recenser cette population », poursuit le témoin. Et d’ajouter qu’à partir de 1990 on enseigne à la population à se méfier car « l’ennemi se déguise en mendiant, en fou, en vieille femme… « . Les populations civiles doivent s’investir dans la chasse aux Tutsi (cf. les chansons de BIKINDI).

Concernant la « préparation pratique du génocide », on trouve des traces de massacres dans les communes de Kibira et de Giciye, entre autres. On retrouve également la liste des biens volés aux victimes, liste établie dans deux paroisses de la région. Un rapport précis porte sur les distributions d’armes à la police communale.  » Dans cette région, on surarme les policiers communaux! »

Les Gacaca. C’est une juridiction pénale mise en place entre 2002 et 2012, à cause de la surpopulation des prisons rwandaises mais aussi parce que le génocide a atteint les liens sociaux les plus intimes. « La violence a atteint le socle le plus intime des relations, jusqu’au sein même des familles. Il s’agissait de ramener le crime dans la sphère intime. »

Des « sages », les Inyangamugayo, qui ont vécu le génocide, sont désignés comme juges, qu’ils soient Tutsi ou Hutu. Les procès ont comme fondement la prise en compte des aveux des tueurs. Les bourreaux ont amenés à dénoncer leurs complices, car on tuait en bandes (les Ibitero), mais aussi à indiquer où ont été jetés les corps des victimes.

Autour de ce récit des tueurs va se greffer la parole des témoins et des rescapés, quand il y en a. A préciser que les rescapés sont fragiles et minoritaires dans ce processus de justice.

Une autre réalité sera prise en charge par les Gacaca: le viol reconnu comme arme du génocide [2].

On ne peut pas dire que les accusés aient été défavorisés dans ces procès qui se déroulent parfois en extérieur (justice sur le gazon), au plus près des crimes. Le témoin donne l’exemple des Gacaca de Kibuye qui ont été organisées dans le stade même où plus de 10 000 Tutsi ont été exterminés.

Important aussi que les procès puissent se tenir dans la langue du pays, le kinyarwanda. Intéressant de noter qu’on utilise un vocabulaire approprié: quand on dit qu’on « jetait » les enfants dans les latrines, on adopte le même mot que pour « jeter des ordures« . C’est éclairant.

Les acteurs. Le témoin rapporte les propos d’une rescapée qui répète toujours une question obsédante:  » Pourquoi ce sont mes voisins qui ont tué mes enfants« , et non des gens venus d’ailleurs?

Dans les Gacaca, on a jugé des gens de condition sociale différente, pas seulement, comme on le dit à tort,  » des petits tueurs« , notion que l’on ne peut accepter. Même si on doit reconnaître qu’au TPIR ce sont les « planificateurs« , les « organisateurs » qui ont été jugés.

A noter que pendant la période des Gacaca, plus d’une centaine de personnes ont été tuées pour les empêcher de témoigner.

A la fin du génocide, en 1994, environ 120 000 personnes sont incarcérées dans les prisons rwandaises. En 2012, il en reste 60 000 emprisonnées pour génocide.

Le Rwanda post-génocidaire est marqué par le miracle économique dans la ville de Kigali. Mais le témoin, qui travaille auprès des rescapés, a une vision moins idyllique de la situation. Malgré la sécurité qui règne au Rwanda, les rescapés continuent à vivre dans une forme de crainte. Ils ont peur de retourner sur les terres familiales.

« Les enfants chefs de famille » ne sont pas retournés non plus sur les collines, par peur. A la période des commémorations, en avril, « les tueurs continuent à proférer des menaces, à tuer la vache du rescapé, à déféquer devant sa porte... » Et à chaque commémoration, on assiste à des réactions traumatiques. Des cris, des hurlement s’élèvent des tribunes des stades ou des lieux de rencontre: « Baraje! Ils arrivent! » Et ce malgré les demandes des autorités de bannir des écrans les images de tueries, d’entonner des chants moins tristes et plus porteurs d’espoir. La société rwandaise est vraiment fragilisée par le génocide: victimes et bourreaux sont condamnés à vivre ensemble, surtout sur les collines.

Le président énumère tous les lieux de justice: le TPIR qui a fonctionné de novembre 1994 au 31 octobre 2015 (environ 90 personnes jugées et une soixantaine de condamnation), les Gacaca qui ont traité près de deux millions de dossiers et les juridictions classiques nationales. Le témoin précise que jusqu’en 2008, les Gacaca ne jugeaient que les catagories2/3 et 4. A partir de cette date elles pourront juger aussi les crimes de catégorie 1 et les crimes de viol. Au Rwanda, on juge également les personnes qui sont extradées. (NDR. A noter que la justice française a toujours refusé (trentaine de décisions) de renvoyer au Rwanda les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide sous le prétexte fallacieux que la loi organique qui punit le génocide au Rwanda est postérieure au génocide. Nous avons beau dénoncer cet état de fait – voir article de Danien ROETS, professeur de droit à l’Université de Limoges – la Cour de Cassation garde sa même jurisprudence).

L’impunité qui a eu cours pendant plus de trente ans a favorisé l’impunité, reconnaît monsieur DE JORNA. Le témoin reconnaît qu’effectivement, les crimes des années 50/60 ont été amnistiés. Les Gacaca ont bien contribué a faire comprendre qu’il en était fini de cette impunité: « Les Gacaca ont été une réponse judiciaire à l’impunité. »

« Les aveux »? questionne le président. « Contrition sincère ou aveux de circonstance pour obtenir des allègements de peine? » Madame DUMAS doit bien reconnaître que la contrition était très souvent absente de ces jugements et que le « calcul » était de règle.

« Des phénomènes de faux témoignages, de délations« ? poursuit le président. « Dans un processus d’une telle ampleur, répond madame DUMAS, il y a bien sûr eu des cabales, des témoignages fabriqués. Très souvent, concernant les vols, les gens condamnés à rembourser leurs victimes ne le font pas. 14% des personnes jugées seront toutefois acquittées. Ne pas oublier que dans les Gacaca il n’y avait ni avocats ni magistrats. la première partie a consisté en la récolte des témoignages, ce qui peut s’apparenter à une instruction dans notre système judiciaire. Les accusés comparaissaient soit libres soit détenus. Un nombre important de suspects avaient été libérés pour diverses raisons: grand âge, maladie, jeune âge, aveu de leurs crimes… » Ne pas oublier aussi le contexte religieux dans lequel se sont déroulés les massacres, ainsi que le fait que tous les Hutu n’ont pas été des génocidaires, et que d’autres ont été des victimes.

Le président revient sur la notion de « tueur/sauveteur« : on sauve mais on tue! »

Concernant cette cette notion, madame DUMAS évoque ce qu’elle appelle « les parodies de mariages« : on accueille les femmes tutsi pendant le génocide, on les sauve mais on les viole. Elles deviennent des « objets sexuels« . Mais l’argument qui consiste à dire « j’ai sauvé un Tutsi » peut se retourner contre celui qui le dit. On peut alors lui reprocher de ne pas en avoir sauvé d’autres. D’autres personnes ont été condamnées pour complicité, même dans les affaires de viol: celui qui désigne « la proie », celui qui la dénonce, celui qui incite au viol. C’est l’occasion pour le témoin de souligner le rôle des femmes dans le génocide: 6% des génocidaires ont été des femmes, elles qui « ont fermé l’espace politique du refuge » selon le témoin.

Le président, probablement pour détendre l’atmosphère, évoque le livre « Petit Pays«  [3], « goncourable », (NDR: il ne l’est plus depuis), comme événement susceptible de libérer la parole. Le témoin précise qu’au Rwanda la parole s’est libérée rapidement. Des groupes de parole existent. C’est l’association IBUKA (« Souviens-toi » en kinyarwanda) qui tente de venir en aide aux rescapés. Quant à savoir si c’est aussi une force politique, le témoin répond que cela dépend de la personnalité du président.

Monsieur DE JORNA cherche à savoir si les procès qui se déroulent en dehors du Rwanda ont un impact dans le pays. Si l’on parle des procès du TPIR, que le Rwanda souhaitait voir siéger au Rwanda, ils ont eu peu d’impact. Tous les documents n’étaient pas traduits en kinyarwanda, il n’y avait aucun suivi des victimes qui témoignaient. A propos de ce procès en assise, madame DUMAS avoue qu’il n’y a eu qu’un reportage à la télévision. Au Rwanda, « on ne comprend pas le fonctionnement de la justice française. Ce sont plus les refus d’extraditions qui ont on retentissement« . (NDR: des radios nationales ont aussi diffusé des interviews du président du CPCR, le quotidien Newtimes a aussi publié des articles.)

Concernant la relation Hutu/Tutsi, même si au Rwanda tous sont des rwandais, les gens se connaissent. « Imaginez un rescapé de la Shoah qui épouserait un enfant de nazi! » La composition des jurés dans les Gacaca ne tenait pas compte de « l’appartenance ethnique« . Par contre, il y avait un souci de parité entre hommes et femmes. Les Gacaca ne pouvaient pas prononcer de peine de mort, peine supprimée au Rwanda en 2007.

Maître Domitille PHILIPPART interroge le témoin sur la notion du négationnisme. «  Il existe une vulgate officielle qui fait commencer le génocide en 1959. Plusieurs type de négationnisme sont évoqués: celui qui vient de l’extérieur (PÉAN par exemple), celui qui consiste à défendre l’armée française, celui des tueurs eux-mêmes. Les condamnés du TPIR, de leur côté, ne reconnaissent souvent qu’un seul génocide, celui des Hutu! » Autre exemple de négationnisme, celui que l’on trouve dans les livres publiés par l’édition « Les Sources du Nil« . Les rescapés de Bisesero y sont présentés comme faisant partie de l’armée du FPR! Dans certains milieux, on continue à attribuer l’attentat contre l’avion de HABYARIMANA au FPR! Mais quel que soit l’auteur, cela change-t-il le fait que le génocide des Tutsi a eu lieu?

A la question de monsieur Ludovic HERVELIN-SERRE qui voudrait savoir si existe au Rwanda une soumission à l’autorité, le témoin rétorque que ce n’est pas un trait culturel. Il n’y a pas d’obéissance systématique. Il n’est qu’à voir la liberté qu’ont prise les tueurs dans les atrocités commises. « Travailler » voulait bien dire « tuer« . Il s’est opéré une « routinisation des massacres« . Et il est clair que le génocide était bien préparé: distribution d’armes, mise en place de la « défense civile« …  Si Kigali a été le « centre névralgique » du génocide, on note des massacres de masse très tôt à Cyangugu, par exemple, à l’autre bout du pays. A la question de savoir si le préfet RENZAHO a fait nettoyer la ville, le témoin conseille de voir le documentaire de Jean-Christophe KLOTZ: « Des images pour un massacre » qui montre les camions-bennes ramasser les cadavres dès la seconde semaine. Il était donc impossible, si on était à Kigali, de ne pas voir de cadavres. Pire, « ça pue la mort« . « Y aurait-il une perte de repères temporels chez les témoins », demande l’avocat général? C’est une constante dans les témoignages de voir les témoins perdre les repères spatio-temporels. « Le jour était la nuit, la nuit était le jour » avouera un témoin. Un témoin peut aussi donner des versions différentes des mêmes faits vu l’intensité du traumatisme.

Monsieur CROSSON DU CORMIER s’étonne qu’au Rwanda on ne connaisse pas le système judiciaire français. (NDR: étonnant effectivement. Le président du CPCR, à chacun de ses séjours au Rwanda, explique comment fonctionne la justice française, tout particulièrement lors des refus d’extrader!)

Maître FOREMAN, avocat du CPCR, souhaiterait que le témoin éclaire les jurés sur le journal Kangura et sur la parution de nombreuses « feuilles de chou » dont on peut voir de nombreux exemplaires dans les archives des Dominicains. Et de faire allusion au journal Ikinani, journal auquel SIMBIKANGWA a participé.

Maître BOURGEOT, avocate de la défense, prend la parole à son tour, mais pour poser des questions déjà évoquée comme la médiatisation des procès de France au Rwanda. Contrairement à ce qu’elle dit, les Gacaca n’ont pas traité que du génocide rural. A Kigali il y a eu de nombreux procès. L’avocate rappelle aussi que les rapport entre le TPIR étaient souvent tendus. Le témoin rapporte alors l’exemple connu de la femme qui témoigne du viol qu’elle a subi et à qui un magistrat va demander depuis combien de temps elle ne s’était pas lavée. (NDR: ce qui avait entraîné des sourires dans l’assistance et la colère des autorités rwandaises). D’où la décision du Rwanda de ne plus collaborer avec le TPIR.

Monsieur SIMBIKANGWA, à qui la parole est donnée en dernier, n’a pas de commentaire à faire.

Projection du documentaire « Tuez-les tous (Rwanda. Histoire d’un génocide sans importance)« , réalisé par Raphaël GLUCKSMANN, David HAZAN et Pierre MEZERETTE diffusé le 17 novembre 2004.

L’audience est suspendue à 16 heures.

Attention! Lundi 7 novembre dans la matinée, messieurs CRUVELLIER et TWAGIRAMUNGU initialement prévus ne viendront pas. Ils seront remplacés par Pierre PÉAN, cité aussi par la défense.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

  1. Hélène DUMAS, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au RwandaSeuil, Paris (2014). Pour plus de références, voir notre page « Bibliographie« .
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  2. Quelques références à ce sujet :
    « Le viol comme méthode de génocide au Rwanda » (Courrier International, 1/10/03)
    « Le rôle des femmes dans le génocide des Tutsis » (Collectif VAN, 7/2/11)
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  3. Gaël FAYE, Petit paysGrasset, Paris (2016). Pour plus de références, voir notre page « Bibliographie« .
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