Procès en appel Ngenzi/Barahira Jeudi 17 mai 2008 J7

 

Audition de monsieur André GUICHAOUA, professeur (2de partie).

Suite des questions à monsieur GUICHAOUA (l’audience avait commencé la veille).

Maître LAVAL veut revenir sur l’existence d’un plan concerté, reprenant les propos du témoin qui reconnaît des pratiques et une idéologie génocidaires avant le 7 avril sans que cela participe d’un plan en vue de commettre le génocide. Monsieur GUICHAOUA tente une nouvelle fois d’expliquer que tous les événements qui se sont produits avant le la constitution du gouvernement intérimaire, voire avant le discours du président SINDIKUBWABO à Butare le 19 [1], ne relèvent pas d’un plan concerté. Cette réponse ne satisfait pas du tout l’avocat du CPCR. « Dès le 7 avril à Kigali, à Gisenyi, le 8 à Kibungo sont perpétrés des massacres systématiques selon le même mode opératoire, le même discours: faire le travail. »

Le témoin n’a plus d’arguments: « J’ai répondu à ces questions hier. Que vous ne soyez pas satisfait, c’est un fait. »

Maître LAVAL de rétorquer: « Ce que vous venez de dire à la Cour n’est pas exact. La date du 19 avril n’est pas significative car c’est faire l’impasse de ce qui s’est passé au cours de la première semaine. On n’a pas attendu le 19 avril pour commencer les tueries. Il n’y aurait pas de plan concerté? »

Cinglant, GUICHAOUA rétorque: « Je suis étonné de cette rhétorique. Si vous connaissez mes écrits, votre discours est sans intérêt. Je n’ai pas à me justifier. »

L’avocat de la FIDH, maître MARTINE, rappelle au témoin que lors de son audition devant le juge d’instruction en 2012 il a parlé de « guerre totale dès le 12 avril ». Ce qui ne désarme pas le témoin : une série de massacres avant le 19, oui, mais pas d’organisation véritable, pas de mot d’ordre!

L’avocat général intervient à son tour. Les pratiques génocidaires institutionnalisées à partir du 10 avril ne seraient-elles pas l’occasion de structurer des mouvements spontanés? Comment interpréter l’emballement après l’attentat? Dès le 7, fouilles, traques, rassemblements dans les églises, massacres à Kibungo, Gisenyi… Ces massacres sont organisés? GUICHAOUA n’en démord pas: « Le vrai génocide a été une politique des préfets! » Il refuse de reconnaître que l’armée se lance tout de suite dans les massacres. Pour lui, l’isolement de l’État-major était total jusqu’à la nomination de BIZIMUNGU le 18. La discussion tourne en rond, chacun défendant sa position.

 

Interrogatoire de CV de Octavien NGENZI.

NGENZI vu par Grumbl

Octavien NGENZI est invité à évoquer les grandes étapes de sa vie de manière chronologique pour plus de clarté. Né dans une famille d’agriculteurs, l’accusé parle de ses parents et de sa fratrie. Son père, qui aurait été tué quand  lui-même était en Tanzanie, est « réputé être Hutu », sa mère Tutsi. Lui-même est Hutu. Une enfance sans problèmes majeurs : école primaire, deux années « blanches » au cours de laquelle il fera du petit commerce avant de pouvoir intégrer le collège loin de chez lui, dans la préfecture de Gisenyi. Il avait raté l’examen d’entrée alors qu’il était « premier de classe ».

D’évoquer ce qui semble avoir été l’élément le plus traumatisant de cette période. En 1973, considéré comme un Tutsi, il est frappé et chassé de l’école. Il sera réintégré grâce au directeur, monsieur KAREKEZI, qui le prendra sous son aile. Originaire de la préfecture, il aurait été détesté par deux de ses enseignants. « Après ce choc, je me suis battu du côté des Tutsi. » Seuls 5 Tutsi sur 90 élèves dans son collège. Après trois années, il sera orienté en agronomie : il aurait préféré suivre les Humanités (Lycée).

Il sera ensuite admis pour deux ans dans l’école agricole de Nyamishaba, à Kibuye. On lui enseigne l’histoire du pays : la monarchie, la colonisation, la révolution sociale de 1959. Il devient ensuite, pour trois ans, agent de l’État à Kabarondo, responsable du secteur agricole. Il supervise 6 autres agents, travaille auprès des paysans pour les initier au nouveau matériel agricole et leur faire connaître les nouvelles semences. Il s’appuiera sur cette expérience pour justifier sa nomination de bourgmestre quelques années plus tard.

En 1980, il entreprend des études en Sciences forestières au Kenya où il obtient deux diplômes. De 1984 au 6 mai 1986, il est affecté dans un projet de développement rural dans la préfecture de Byumba, jusqu’à sa nomination comme bourgmestre sur proposition du Président de la République alors qu’il n’avait jamais eu d’activité politique! Il remplace Tito BARAHIRA qui a quitté son poste dans des conditions qui restent encore peu claires. NGENZI n’a que 27 ans. Même si l’accusé dit ne pas connaître les raisons de sa nomination, il semble assez clair que l’homme fort de la région, Pierre-Célestin RWAGAFILITA [2], n’y soit pas étranger. Pourtant, NGENZI dit ne pas le connaître véritablement, même s’il est originaire du même secteur que lui. « J’avais les qualités pour devenir bourgmestre » ajoutera-t-il humblement.

Octavien NGENZI est ensuite invité à présenter sa commune : 30 000 habitants environ sur une superficie de 162 km2.  Moins de 10% de Tutsi mais le bourgmestre dit n’avoir jamais fait de différence : « Il n’y avait pas de problème d’ethnisme dans la commune. J’étais au service de tout le monde. » Ce que plusieurs témoins confirmeront, le présentant comme un homme bon, accueillant.

On aborde ensuite la question de la sécurité, du pouvoir des policiers communaux, de leur armement. Il arrive qu’un mauvais payeur de ses impôts soit enfermé au cachot communal : la commune a besoin d’argent pour payer ses employeurs.

Madame la présidente s’étonne que, disposant d’une enveloppe personnelle, il ne soit pas venu en aide aux nombreux réfugiés de l’église de Kabarondo : pas tout à fait vrai, selon l’accusé, il a fait livrer du bois pour la cuisine.

Il dispose de deux voitures communales qu’il utilise de temps en temps pour ses besoins personnels. On apprendra un peu plus tard qu’il avait aussi un véhicule personnel qu’il fera passer en Tanzanie lors de sa fuite.

On aborde ensuite ses relations avec les autres autorités de la préfecture, avec les gendarmes. Des Interahamwe [3] à Kabarondo ? Pas vraiment. « Ce sont des groupes d’animation folklorique, des jeunes de 12 à 22 ans. » Ils s’appelleront le nom d’Interahamwe plus tard, mais pas à Kabarondo ! l’année 1991 est une année charnière avec la nouvelle constitution qui instaure le multipartisme, source de tous les maux. Il aurait dû changer de parti politique mais est finalement resté au MRND. Il deviendra membre du Comité préfectoral du MRND de Kibungo, élu en 14ème proposition.

S’ouvre ensuite une discussion pour connaître le sens exact du mot « Interahamwe ». Pour NGENZI, cela signifie « ceux qui se mettent ensemble pour faire le bien », une définition contestée car on traduit souvent par « ceux qui combattent ensemble ». NGENZI choisit l’acception la plus favorable.

Après avoir évoqué la composition de sa famille, on va parler ensuite de sa fuite de Kabarondo qu’il fixe au 15 avril, bien qu’il soit revenu le lendemain pour chercher sa belle-mère qui n’avait pas voulu partir. Il passera la nuit du 15 chez le bourgmestre de Kigarama chez qui il restera jusqu’au 19. Le 15, il a conduit l’abbé PAPIAS, un prêtre hutu qui était « réfugié » chez lui. ( NDR. On reparlera probablement de cet épisode qui ne semble pas avoir été aussi glorieux que ne le prétend NGENZI.) Ce n’est que le 28 avril qu’il traversera la frontière à Rusumo, pour se rendre à Benako avec toute sa famille. En cours de route, il n’a vu « aucun cadavre humain ».

A Benako, le grand camp sous la responsabilité et l’organisation du HCR, on reconstitue les communes. « Pour éviter la propagation du choléra » dira l’accusé, on regroupe les communes de Kabarondo, Murambi et Kigarama et on ouvre un autre camp pour Byumba et Kigali, entre autres ! En fait, cela permet de savoir qui est dans le camp. NGENZI travaille au projet « bois de chauffage » et apprendra que les massacres perpétrés au Rwanda se nomment « génocide ». Apparemment, il ne connaissait pas ce mot !

Alors que l’on projette d’organiser le retour forcé des réfugiés vers leur pays, NGENZI préfère quitter la Tanzanie le 15 septembre 1996 après avoir revêtu les oripeaux d’un bon musulman nommé Omar : c’est plus facile pour passer les points de contrôle. Il se rend au Kenya, y rencontre des connaissances puis décide de partir pour les Comores après quelques mois, sa famille étant restée à Benako. Il espère pouvoir passer à Mayotte, la porte d’entrée pour la métropole française. Travaillant sur le port, il se fait confectionner de faux papiers afin de pouvoir demander l’asile politique. Mal lui en prend car une fois à Mayotte il va se heurter au refus de l’OFPRA [4] de lui reconnaître le statut de réfugié. Sa famille le rejoindra un peu plus tard et pourra même rejoindre la France avant qu’il ne fasse de nouvelles tentatives. Alors qu’il est sur le point de quitter Mayotte, il se fait bloquer puis arrêter. Il faut dire qu’il a beaucoup menti. Dans le box des accusés il tente d’expliquer ses mensonges, hésite pour rendre tel ou tel responsable de ses malheurs. (NDR. Il se retient pour ne pas prononcer le nom du CPCR qui est à l’origine de la plainte qui le vise : « Des individus m’en veulent » se contente-t-il de dire.)

Madame la Présidente lit alors le témoignage donné par sa mère aux enquêteurs français : son fils est innocent et elle accuse l’abbé INCIMATATA, le curé de Kabarondo, de le détester ! Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par plusieurs Gacaca [5] de la préfecture de Kibungo (il ne sait pas de quoi on l’a accusé n’ayant jamais vu de document à ce sujet), il évoque sa vie à la prison de Fleury-Mérogis. Le rapport de détention que lit la présidente est assez élogieux. NGENZI semble être un détenu modèle. Il travaille, vit seul dans sa cellule, fréquente la bibliothèque et le culte. Il a même participé, ironie du sort, au Concours National sur la déportation des Juifs pour lequel il dit avoir reçu le premier prix ! Il reçoit fréquemment la visite de sa famille (Le fils de RWAGAFILITA [2] avait obtenu un permis de visite mais il serait mort avant de venir le voir !)

C’est au tour des avocats des parties civiles de questionner l’accusé. A la question de maître Kévin CHARRIER, il reconnaît avoir rencontré à Benako des gens qui avaient participé au génocide, mais il semble que ce soit un sujet tabou : « Tout le monde faisait semblant de ne rien savoir », même si tout le monde le savait. Dans le camp régnait une sécurité relative (NDR. On sait toutefois que des assassinats ont été perpétrés dans le camp de Benako. Le sujet sera peut-être abordé un jour ?)

Monsieur BERNARDO, l’avocat général, questionne à son tour l’accusé, cherchant à faire réfléchir NGENZI sur la façon dont l’histoire du Rwanda aurait « façonné » sa personnalité. Il est pratiquement né avec la Révolution sociale de 1959. BARAHIRA, qu’il a peu vu au camp, lui a-t-il appris quelque chose ? Pas vraiment, reconnaît-il. Il n’a avait pas vraiment d’affinité entre eux. L’avocat général cherche à savoir aussi quelle réaction a produit à Kabarondo l’attaque du FPR. Essentiellement la peur, dira NGENZI. Il regrette que cette guerre ait été déclarée alors que le retour de réfugiés d’Ouganda était sur le point d’être accepté. Il était d’ailleurs prêt lui-même à céder quelques arpents de terre à quelques familles qui reviendraient ! Preuve qu’il n’a jamais été raciste. Un homme de sa connaissance, RUDASINGWA, le traite « d’extrémiste », ce qu’il réfute vigoureusement.

Il a bien entendu parler du « Club de Kibungo » mais n’en a jamais fait partie. L’avocat revient revient sur les dates qui ont jalonné son départ pour la Tanzanie et rappelle les étapes de son périple vers Mayotte. Il note même beaucoup de parallélismes avec l’itinéraire de BARAHIRA, mais il semblerait que ce soit pure coïncidence.

Madame Aurélie BELLIOT prend à son tour la parole e cherche à faire parler l’accusé sur la situation sécuritaire  de la commune de Kabarondo à la veille du génocide. L’avocate générale est obligée de le recadrer afin qu’il réponde précisément à sa question. On va alors passer de longues minutes à évoquer le rapport que le bourgmestre a adressé au préfet suite à des bagarres dans le bar « Bonne Nouvelle ». Malgré les reproches du préfet sur sa façon d’avoir géré la crise, NGENZI défend la position qu’il a prise : il avait réussi à faire se réconcilier les deux protagonistes.

C’est enfin maître EPSTEIN qui clôture la série de questions. Il insiste sur les qualités de son client, évoque les visites qu’il reçoit en prison et le rapport de détention tout à son honneur, revient sur son ascension sociale pas si fréquente à Kabarondo, fait dire à l’accusé qu’il ne connaît rien au maniement des armes (NDR. Probablement pour préparer un épisode qui sera évoqué plus tard lorsqu’on abordera la période du génocide à Kabarondo). Pour lui faire dire enfin que la famille NGENZI était une famille honorable dont les enfants fréquentaient indifféremment Hutu et Tutsi.

 

Il est 21h25. L’audience est suspendue jusqu’au lendemain 9h30.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

 

  1. Discours du docteur Théodore SINDIKUBWABO, président intérimaire à Butare pour la cérémonie d’investiture du nouveau préfet (Radio Rwanda, 19 avril 1994), archivé sur « francegenocidetutsi.org »
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  2. Le colonel RWAGAFILITA (ou RWAGAFIRITA) était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
    Voir le glossaire pour plus de détails.
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  3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA.
    Voir FOCUS – Les Interahamwe.
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  4. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides
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  5. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.
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