Procès en appel SIMBIKANGWA. Jeudi 1 décembre 2016. J25

Réquisitoire de l’avocat général monsieur CROSSON DU CORMIER.

Parvenu à ce 25e jour d’audition, je dois tout d’abord adresser ma gratitude à vous, monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour. Vous avez tenu, et vous allez encore tenir la parole, parce que vous allez juger. Beaucoup d’heures passées à écouter, noter, comprendre, retenir vos émotions, maîtriser votre fatigue et votre risque d’inattention. Mesdames et Messieurs les jurés, tout comme je le dis lorsque je procède à l’information des jurés, vous n’imaginiez pas ce que vous alliez vivre pendant ces 6 semaines de procès. Vous avez encore des efforts à fournir, et non des moindres : écouter l’accusation puis la Défense, puis partir délibérer. Vous conviendrez qu’on vous a gardé le plus difficile pour la fin. Vous le voyez, votre opinion n’est pas fabriquée. Depuis ces 6 semaines, le groupe que vous formez s’est sans doute uni par la mission commune qui est la vôtre, et en délibérant, chacun de vous apportera une pierre à l’édifice que l’on vous demande de reconstruire. Vous déciderez en toute liberté.

Après le génocide des Arméniens en 1915, la Shoah, le massacre des juifs, est intervenue cette catastrophe humaine au Rwanda. D’autres pays ont connu d’autres drames. Plus de 22 années se sont écoulées depuis ces évènements. J’ai relevé deux évènements précis qui concernent la France : aujourd’hui-même, hasard, c’est la journée internationale de lutte contre le sida. On a passé des années à lutter contre cette maladie. Et le 7 avril 1994, il y avait sur l’ensemble de la télévision l’opération « Ensemble contre le sida ». Sur le plan international, les forces françaises étaient présentes lors du siège de Sarajevo, qui s’était durci, et le 4 avril une offensive serbe est déclenchée. Dans le même temps, loin de nous et de ce quotidien, survenait ce drame au Rwanda, dont beaucoup de nos citoyens n’avaient pas entendu parler. On avait dû crier plus ou moins fort au massacre. A chaque génocide, on se dit « plus jamais ça ». Ce week-end, vous avez dû entendre qu’on se demandait si ce type de massacre n’avait pas lieu en Birmanie.

On s’est tous posé la question : pourquoi juger en France ces faits, en 2016 ? On sait qu’on fait souvent face à des clandestins, des fuyards. Il faut les retrouver, et les juger. Certains s’y consacrent et nous leur sommes reconnaissants.

M. Pascal SIMBIKANGWA fabriquait des faux-papiers, pour survivre, à Mayotte. Le Parquet général de Kigali avait déjà établi un acte d’accusation avant son arrestation. Une plainte du CPCR a été déposée en février 2009. La France se saisit du dossier. L’information judiciaire a été achevée en 2013. Pascal SIMBIKANGWA a été jugé en 2014 et vient en appel en novembre 2016. Même si les huit années restent longues, ce délai reste raisonnable pour une affaire d’une telle ampleur.

Il est fait le procès du procès, et par moment celui de la France. Je ne peux laisser dire un certain nombre de choses. On vous invoque la thèse d’un complot, celui de la Défense bafouée de ses droits, une atteinte incessante à l’égalité des armes, une instruction à charge uniquement. La Défense se plaignait déjà en 1e instance, sur l’impossibilité d’entendre des témoins. Mais combien ont été recherchés pour l’appel ? La réalité est que les témoins survivants de ce drame sont extrêmement peu nombreux et isolés. La plupart des condamnés pour génocide ont purgé leur peine, sont revenus dans leur région, et vivent dans la proximité de leurs victimes survivantes. Souvent, celles-ci se sentent menacées et font l’objet de représailles. Par ailleurs, le gouvernement actuel prône  table rase du passé.

Devant votre Cour, les garanties sont celles que la loi prévoit, d’autre part les parties font leurs stratégies propres. Ce procès ne serait pas équitable ? J’ai observé et répété que des recours auraient pu être exercés, mais ne l’ont pas été. Finalement, vous avez entendu que ce procès a été instruit à charge, que parfois M. le Président vous exprimiez votre opinion. Mais la Défense a pu faire valoir son point de vue sur les documents qu’elle contestait. M. le Président, vous ne pouvez pas tout garder uniquement pour le délibéré, puisque le principe du contradictoire s’applique. C’est là que se situe le procès équitable.

Le transport sur les lieux de la cour d’assises n’est pas prévu.

Je n’ai vu aucune demande de la Défense d’aller sur les lieux des crimes. Je pense que rien n’empêchait cela.

Que vous dire des variations, des déclarations des témoins ? Il est impensable que 22 ans plus tard, vu la multiplicité des témoignages, vu la volonté réelle d’oublier pour continuer à vivre, que des différences n’apparaissent pas. Les non-lieux sont justifiés par la prescription, ou parce que les charges ont été jugées insuffisantes, et non pas inexistantes.

Par ailleurs, il est illusoire de penser que sur une procédure aussi tentaculaire, intense, aucun témoin n’a pu mentir ou au moins tenu des propos inexacts comme dans tous les dossiers criminels. Que vous dire aussi sur la constatation des témoins qui voyagent ensemble pour venir ici ? L’organisation du procès a limité au maximum ce genre de faits, évité qu’ils ne se croisent pour déposer. Il a été fait remarquer que les témoins ne sont pas enfermés dans un camp avant de déposer. Ainsi, nous soutenons que malgré sa situation d’homme d’infirme, Pascal SIMBIKANGWA a bien fourni des armes et participé au génocide. L’attention que vous avez portée aux témoignages doit forger votre conviction.

D’autres responsables de ces horreurs ont été jugés autrement, au TPIR, sans instruction préparatoire comme en France, sans jurés, selon un mode de recherche de preuves très particulier, avec la possibilité d’entendre des témoins dont l’identité était cachée. Au Rwanda, il y avait aussi les Gacaca, dont nous avons pas à juger les méthodes, ce qui a permis le jugement de nombreuses personnes.

Dans tout cela, quel est notre rôle, à nous ?  Magistrats, nous n’avons aucune mission politique, diplomatique. En toute conscience, les deux avocats généraux sont les défenseurs exclusifs de l’intérêt général. Nous avons bénéficié de l’aide exceptionnelle du Pôle crimes contre l’humanité de Paris. Il ne s’agit nullement d’une violation du procès équitable, mais d’une justice impliquée. Nous nous réjouissons de cela. Je vous informe que nous n’avons reçu aucune instruction, ni générale ni particulière. Notre mission relève de notre conscience et de notre appréciation purement judiciaire. Notre mission est aussi un devoir, mais pas de soutenir une invraisemblable accusation envers et contre tout.

***

Éléments du contexte

Le Rwanda est un petit pays de l’Afrique de l’Est, entouré de l’immense Congo, de l’Ouganda, de la Tanzanie et du Burundi. Il est le 147e pays au monde sur les 224 en comparant les superficies. Le Rwanda et le Burundi sont en revanche les pays qui ont la plus grande densité de population en Afrique de l’Ouest. Le Rwanda a connu une explosion démographique sans précédent au cours des années 70 et 80. Le pays des Mille Colline bénéficie d’un cadre privilégié. Ce pays a la caractéristique, comme d’autres pays d’Afrique, de connaître trois catégories : les Hutu, qui sont en majorité cultivateurs ; les Tutsi (14%), plutôt éleveurs ; enfin, une toute petite partie de la population les Twa, considérés comme les plus anciens de la région. Au milieu du 20e, cela représente une catégorie socio-professionnelle plutôt que raciale.

Les Tutsi ne seraient-ils pas la noblesse proche du roi ? Une ethnie possède normalement une langue, des cultures différentes d’une autre ethnie, ce qui n’est pas la caractéristique même qui différencie les Hutu des Tutsi. Ici, c’est une différence par rapport aux activités professionnelles. Au Rwanda, les communautés ont fini par se mélanger (intermariages donnant naissance à de nombreux enfants mixtes). La catégorisation ethnique ne correspond pas à la vraie catégorisation. Il n’existe pas de race ou d’ethnie en tant que telle. La génétique nous permet de recevoir chacun un patrimoine, de façon aléatoire. On peut avoir deux parents Hutu, et un arrière-grand-père Tutsi, dont vous hériteriez du pire ou du meilleur.

Notion de génocide du voisinage : les deux communautés connaissaient les mêmes écoles, les mêmes églises, les mêmes patrons et employés.

Quelques repères historiques : un territoire exploité depuis de nombreux siècles, puis colonisé par les Européens, Rwanda gouverné par les Allemands, puis après la défaite de l’Allemagne, les Belges prennent le pouvoir en 1917. C’est sous cette férule colonialiste qu’apparaît la carte d’identité ethnique. Des luttes interethniques ont toujours existé depuis. Il y a toujours des luttes entre le Nord et le Sud. En 1958, les Belges soutiennent les Hutu en voyant dans leur majorité une possibilité d’instauration démocratique. Intervient alors la guerre civile, 300.000 Tutsi fuient le pays, pour se réfugier en Ouganda, au Burundi, en Tanzanie. Proclamation de l’indépendance par les Hutu. En 1963, les Hutu prennent le dessus. En 1973, intervient l’instauration d’un semblant de paix civile par un coup d’État et l’instauration d’une République avec HABYARIMANA. Le Rwanda connaît alors une certaine prospérité. Le pays apparaît comme pacifique. Dans les années 80, des obstacles à cette croissance apparaissent : l’agriculture connaît un déclin notamment. Certains diront plus tard que le génocide a permis de régler des comptes, en dehors de la distinction ethnique.  90% de la population du Rwanda occupe un emploi dans l’agriculture, qui ne représente que 30% du PIB. Secteur non rentable. A la fin des années 80, 500.000 Tutsi étaient réfugiés dans les pays voisins et maintenaient leurs droits de revenir.

M. HABYARIMANA estimait que les conditions économiques et autres n’étaient pas favorables. C’est dans ce contexte que commence la guerre. Tentative d’invasion par le FPR, en 1990. En 1992, cristallisation de la haine envers les Tutsi. Dès le lendemain du discours de Léon MUGESERA à Kabaya, il y a des cadavres dans le fleuve, fleuve dans lequel l’intellectuel avait recommandé de jeter les Tutsi.

A l’époque, la jeunesse en déroute forme des milices. C’est là qu’apparaissent les Interahamwe. En 1993, interviennent les accords d’Arusha qui ont été préparés et signés dans le pays voisin, en Tanzanie. Ils sont signés le 4 août 1993. Ils demandent l’accord du cessez-le-feu, la définition du partage du pouvoir, pluriethnique. Malgré le cessez le feu, et l’offensive du FPR, les officiers extrémistes Tutsi assassinent le Président du Burundi, deux évènements majeurs qui provoquent des massacres. En 1993, création de la radio des Mille Collines, qui instaure un nouveau style, et est entendue par des centaines de jeunes.

En 1994, avertissement que les forces armées gouvernementales dressent des listes de Tutsi en vue de leur extermination. La circulation des armes devient de plus en plus visible. Plus de 500.000 machettes sont livrées entre janvier et février 1994. Le Président s’inquiète lui-même de la situation explosive du pays, en faisant appel aux puissances étrangères et à l’ONU. Toujours en février, se propagent des meurtres politiques. Cependant, aucun document officiel du génocide n’a jamais été découvert. C’est d’ailleurs très souvent le cas. Dans l’histoire, seule la France a eu soin de préparer ce genre de choses.

Le Tutsi est explicitement l’ennemi à cibler. Le Rwanda bénéficie d’un maillage administratif très quadrillé, ensemble dans lequel il trouve sa place, sans y être tout en y étant. Plus de 600.000 Tutsi ont quitté le Rwanda suite aux massacres de 1959. La conséquence : le FPR est créé en Ouganda. Les opposants au progrès démocratique, les tenant d’un Hutu Power extrême, ont refusé la nouvelle organisation politique. Le Rwanda est bipolaire au sens psychanalytique du terme. Certains souhaitent le renfort du pouvoir présidentiel.

S’instaure alors un pouvoir parallèle. En marge du discours officiel d’ouverture, les accords d’Arusha sont bloqués par la mise en place d’un pouvoir parallèle. Ce réseau fait des média du régime des moyens de propagande. Les plus hautes autorités, les hommes les plus influents comme le colonel BAGOSORA, prônent la riposte armée suite à l’attentat contre l’avion du président.

L’exécution est mise en œuvre par des militaires Hutu, puis par des milices armées. D’où les regroupements barrières, les appels de la radio à assassiner. Le soir du 3 avril 1994, 3 jours avant l’attentat, un chroniqueur diffuse ce message : « Il va se passer quelque chose à Kigali, il faut être prêt ». Pendant le génocide, la station diffuse des messages, des lieux, des horaires, des encouragements à fournir « le travail ». Les massacres ont lieu dans des lieux supposés sûrs : églises, écoles, bureaux. Un tiers de la population Hutu s’arme de machettes. Femmes violées, mutilées, enfants jetés dans les puits. Ni l’ONU, ni la France, ni les USA ne parviennent à arrêter ce massacre. Selon les estimations, ces massacres systématiques ont fait quelques 800.000 victimes. La prise de Kigali par le FPR met fin à ce génocide. Deux millions de Hutu ont fui. Nombre d’entre eux vont périr du choléra dans le Congo voisins. Les grands dignitaires, eux, pourront fuir dans d’autres pays.

Ce génocide n’est pas l’expression d’une colère incontrôlable, mais le choix d’attiser la peur et la haine pour conserver le pouvoir.

On a parlé de la France. Certains se posent des questions à ce sujet. La Cour d’assises n’est ni un Parlement, ni un lieu de débat politique, ni une université, ni un laboratoire de recherches historiques, ni un colloque. La justice ne répond pas à la même démarche : elle juge des hommes. Rien de la position française d’alors ne pourrait expliquer le comportement ou la culpabilité de Pascal SIMBIKANGWA. Certes la France a son histoire, et une influence sur le continent africain. On sait, depuis le 19e s, que la France s’est disputée avec l’Angleterre le continent africain. Toujours cette volonté de la France de vouloir imposer sa vision. Le Président G. d’Estaing a mis en œuvre une coopération avec le Rwanda. Discours de Mitterrand à La Baule, prononcé en juin 1990, soit quelques mois avant la guerre d’octobre, appelant à la démocratie. Nous recherchons ici la vérité judiciaire. Ne nous trompons pas de débat. L’évocation très récente de la justice rwandaise d’impliquer des responsables français doit rester à l’écart de ce procès. Ce fait judiciaire ne peut avoir la moindre influence sur le  procès de Pascal SIMBIKANGWA.

Dans ce contexte c’est un homme que j’accuse, Pascal SIMBIKANGWA, arrêté à Mayotte dans le cadre d’un trafic de faux papiers. Condamné à deux reprises, en 2006 et 2008 ,  sa demande d’asile est rejetée par l’OFPRA. Une fiche d’Interpol est découverte à son nom. La France refuse de l’extrader le 14 novembre 2008. Le CPCR dépose une plainte avec constitution de partie civile en février 2009. C’est en novembre 1994 que le Conseil de Sécurité de l’ONU crée le TPIR.

Éléments de biographie.

Pascal SIMBIKANGWA  fait l’école militaire, est affecté à la garde présidentielle de 83 à 86. Puis il est victime d’ un accident de la circulation et est hospitalisé en Belgique. Lorsqu’il revient au Rwanda, il est promu  Capitaine et obtient de nombreuses prérogatives.

Pascal SIMBIKANGWA a toujours fait partie d’une nébuleuse étatique et présidentielle, du fait de ses liens familiaux avec le président de la République. Qui mieux que lui peut endosser le rôle de l’Homme de l’ombre ? Sa présence, ses  convictions, sa proximité avec HABYARIMANA. Il est considéré comme membre des escadrons de la mort (menaces à l’encontre de monsieur KAVARUGANDA). L’Akazu? Il ne peut en avoir été membre puisque l’Akazu n’existe pas, ce qui est contraire à la position du TPIR. Quant à son statut social, il bénéficie d’avantages qui vont au-delà de celui qu’il prétend être.

Human Rigths Watch désigne SIMBIKANGWA comme quelqu’un capable d’arrêter les tueries. Même la Maison Blanche le cite aux côtés de BAGOSORA. Craintif, secret, généreux pour ses proches, méfiant, loyal, minutieux, coléreux, il ne laisse pas indifférent. Il n’était pas un simple militaire zélé, mais un homme influent. Il est doté d’une force de vie exceptionnelle, une force de survie, d’autant qu’il est sûr de son impunité. Il est bien plus qu’un simple fonctionnaire. Les faits de torture, prescrits, illustrent sa personnalité. Sam Gody, SAFARI et madame MUKAKALISA en attestent. SIMBIKANGWA est un personnage contraire de ce qu’il veut montrer. Ce qu’il a été avant le génocide éclaire l’homme qu’il est. Les accusations portées contre lui? Des balivernes, des complots ourdis contre lui!

L’avocat général d’aborder les livres et les journaux de SIMBIKANGWA.

L’Homme et sa croix, écrit après son accident, et dans lequel il exprime son adoration pour son président. La guerre d’octobre (1991) dont l’avocat général analyse le contenu.

UMURAVA. Il a participé à sa création et a publié des articles.

KANGURA auquel il accorde son soutien financier et dans lequel il publie des articles sous son nom et sous pseudonyme.

L’indomptable Ikinani qui ne paraîtra jamais et dans lequel il évoque « la bonne nouvelle du Bugesera. »

RTLM dont il est le 26ème actionnaire pour le nombre de parts qu’il détient.

SIMBIKANGWA a une situation privilégiée, obtient des gardes armés. C’est un homme d’influence qui obtient la surveillance de son domicile par un simple appel à BUGINGO. Monsieur CEPPI évoquera sa présence à Nairobi dans son article concernant l’exil doré d’anciens génocidaires. SIMBIKANGWA était tout, sauf un citoyen ordinaire. De conclure: « Vous devez le juger pour ce qu’il est et pour ce qu’il a fait. »

Réquisitoire de monsieur HERVELIN-SERRE, avocat général.

« Des mensonges, des affabulations, des histoires inventées de A à Z, une cabale, une conspiration, une machination, une supercherie, quelque chose de diabolique qui me dépasse, je suis à court de vocabulaire pour qualifier ces bêtises... » « Ce ne sont pas mes paroles, poursuit l’avocat général, mais quelques-unes des expressions parfaitement maîtrisées » qui sont la marque d’une bonne connaissance de la langue française, même si on pourrait « railler le caractère ampoulé de ses écrits. » Il n’est d’ailleurs pas toujours facile de suivre Pascal SIMBIKANGWA. Il est vrai que chaque culture a sa façon de s’exprimer.

SIMBIKANGWA se contredit : « Complot ! Non pas un complot, des mensonges. » Il confond d’ailleurs mensonge et affabulation. Dans le mensonge, il y a la volonté de tromper l’autre. Dans l’affabulation, c’est soi-même que l’on veut convaincre. Il se pourrait que ce maniement du verbe cherche à compenser une mobilité perdue ! Et puis, nous n’obtenons pas toujours de réponse cohérente et sincère. SIMBIKANGWA a menti sur son identité, sur ses activités… Et s’il avait menti sur d’autres points ?

Tout le monde s’accorde à dire que l’attentat a été l’élément déclencheur du génocide, l’étincelle. Le parcours personnel de l’accusé est lié à l’histoire de son pays. La mort de HABYARIMANA représente probablement pour SIMBIKANGWA une perte irréparable. Il y avait une relation fusionnelle entre SIMBIKANGWA et HABYARIMANA, son père de substitution : d’où la recherche d’une loyauté absolue. Monsieur HERVELIN-SERRE d’évoquer alors l’érection des barrières dès la nuit du 6 avril. Kigali est témoin de massacres immédiats. Rôle primordial de la Garde présidentielle. On érigeait des barrières pour empêcher les gens de fuir, maintenant c’est pour tuer. L’avocat garde un grand souvenir du témoignage d’Esther MUJAWAYO. Beaucoup de témoins parlent de la présence des barrières : journalistes, témoins. Y compris à Kiyovu. Certaines sont d’ailleurs mobiles, un arbre pouvait être déplacé.

Ces barrières sont indissociables de la présence de très nombreux cadavres. On en trouve partout, selon les différents témoins. Ces barrières ont pour objectif de lutter contre le FPR ? Les victimes sont-elles des combattants du FPR ? Non ! Tout Tutsi est considéré comme un Inyenzi. Les victimes sont les Tutsi qu’il fallait trier et tuer. Les Tutsi qu’on avait l’obligation de tuer, au vu de la carte d’identité ou du faciès. On regardait même les mains, les pieds. l’ennemi, c’est le Tutsi, même bien avant le génocide. Le groupe de travail qui s’est penché sur la question depuis 1991 a désigné la cible : le Tutsi. Le Hutu ne devient cible lui-même que s’il est « traître ». Pour SIMBIKANGWA, il faut tuer les Tutsi qui ont tué HABYARIMANA ! »

Les barrières sont un des instruments principaux du tri. Des individus en treillis, des miliciens Interahamwe en compagnie de militaires, et même des Tutsi obligés de se rendre sur les barrières. Prioritairement, ce sont les militaires qui ont des fusils. A Kigali, le génocide commence très tôt : on comptera environ 67 000 morts à la fin du génocide. On se demande encore si SIMBIKANGWA n’a pas vu de corps, à part un… dont il se souvient 22 ans après ! Il a tout de même vu des camions du ministère des Travaux Publics, mais li l’a dit tardivement au cours de ce procès. Les corps ont été rassemblés à partir du 9 ! SIMBIKANGWA avoue être sorti une dizaine de fois ? Plausible qu’on ait enlevé tous les corps avant sa sortie ?

Les réunions ? Il n’est pas possible qu’il n’ait pas été au courant. Quant au téléphone, sa seule source d’information aurait été BUGINGO, lui le professionnel du renseignement ! Il aurait passé du temps à écrire une histoire dont il n’était même pas témoin puisqu’il était cloîtré chez lui. Pourtant il sortait tout le temps !

Quand on l’appelait, il sortait, allait au marché. On a noté une évolution dans sa mobilité mais lorsqu’il se présente à une barrière, il passe.On le reconnaît. Il ne se contente pas de passer, il s’arrête, discute, encourage, félicite. Le 17 avril, il est bien passé à Gitega : BEMERIKI l’a vu mais SIMBIKANGWA reconnaît être allé livrer de la nourriture. Et l’avocat général de donner des exemples de barrières où des témoins l’ont vu.

Les instructions données à Kiyovu ? L’avocat général passe en revue tous les témoignages de ceux qui ont vu l’accusé se présenter aux barrières et d’en rapporter les propos. SIMBIKANGWA était un passionné par la chose militaire, par la politique, toujours animé d’une grande combativité. Comment le croire lorsqu’il dit qu’après la mort de son président, il est resté sans rien faire ? Même jusqu’à son exil il reconnaît n’avoir pas cru à la défaite ! A la réunion du 8 avril, SIMBIKANGWA était présent et on l’a chargé de la distribution des armes ! SIMBIKANGWA nie toute participation à la moindre réunion, n’avoir pas vu RENZAHO, qui lui non plus n’a pas vu de corps. « Il est détrôné de la première place de l’aveuglement volontaire ! Je ne t’ai pas vu, tu ne m’as pas vu ! »

Et les meurtres à domicile ? Chez Jeanine, son chauffeur Laurent sous ses fenêtres ! L’autorité qu’il avait sur ses gardes : « Jamais ils ne sortaient sans mon autorité ! » Le meurtre de Laurent aurait-il fait sur demande de SIMBIKANGWA ? Qui peut le dire ? Règne en tout cas l’impunité qui a fait le lit du génocide. Les gardes de SIMBIKANGWA ont tué ailleurs, sur la barrière de ZIGIRANYIRAZO. Ils se vantaient d’avoir tué, ils ont même eu un jour du mal à achever leur victimes, du sang maculait leurs habits… D’où la peur de Pascal GAHAMANYI.

Des armes ont bien été distribuées, même avant 1994 : fusils, machettes, armes venues du camp de Kacyiru, du garage AMGAR, du camp militaire de Kigali. On ne sait pas où SIMBIKANGWA a pu se procurer des armes, mais des armes sont arrivées chez lui. Des armes étaient-elles stockées dans sa maison ? Plusieurs témoins en attestent.

SIMBIKANGWA s’est-il contenté de distribuer des armes, de conseiller aux barrières ? Aurait-il donné l’ordre de tuer, à la barrière des Chinois, par exemple, le 23 avril ? Reconnaissons qu’il a donné des instructions parfois positives. Isaïe rapporte qu’il l’a sauvé trois fois : « Il m’a protégé jusqu’à la fin mais son nom pesait lourd. » Les GAHAMANYI, HIGIRO le reconnaissent aussi. On peut s’interroger sur les raisons de sauver les GAHAMANYI. Avait-il besoin d’un chauffeur en la personne de Pascal ? La famille GAHAMANYI était proche du pouvoir en la personne du père qui se réfugie à la Préfecture de Kigali, chez RENZAHO, pour partir ensuite pour Gitarama, là même où s’est exilé le gouvernement génocidaire.

L’avocat général d’aborder alors la notion déjà évoquée des tueurs/sauveteurs. SIMBIKANGWA aurait sauvé une centaine de Tutsi ? Pourtant, la liste nominative se résume à quelques individus. Selon l’expert, « préserver autrui pour se préserver soi-même. Sauver quelques Tutsi est une façon de se rendre acceptable à soi-même. L’argument à faire valoir qu’on a sauvé des Tutsi est mis en avant pas bon nombre d’accusés. Celui qui continue à sauver a un pouvoir. Pouvoir de sauver et pouvoir de tuer. »

Une autre chose étonne, sa double identité : Hutu mais à 75 % Tutsi. Il ne peut pas avoir tué des Tutsi car il a en lui une part de Tutsi ! Psychologiquement, il peut y avoir une haine d’une partie de soi-même. En 1972, il dit bien avoir changé de nom car on le prenait pour un Tutsi !

SIMBIKANGWA était un homme cultivé éduqué : pourquoi aurait-il participé au génocide ? Mais Ferdinand NAHIMANA, AKAYESU étaient des intellectuels. Culture et intelligence font très bon ménage avec le génocide. « Chaque homme peut devenir un bourreau » dira un témoin. Nous nous situons sur des faits qui ne sont pas à l marge mais au cœur du génocide. L’arme du crime n’est pas là, il n’y a pas de preuves scientifiques, pas la géolocalisation d’un téléphone portable. Nous avons des témoignages et uniquement des témoignages, comme c’était le cas en France il y a quarante ans.

Et les témoignages de ce dossier, l’avocat général ne les trouve pas fragiles du tout. 22 ans après se pose le problème de la mémoire. Qui peut avoir avoir des souvenirs rigoureusement exacts ? La mémoire est sélective. Tous les témoins auraient été préparés ? De faux documents auraient été élaborés ? Les preuves scientifiques, matérielles, ne sont pas indispensables.

Pascal SIMBIKANGWA détient la vérité, il sait, mais cette vérité, nous l’a t-il fait partager. Nous nous sommes rapprochés de la vérité autant qu’il est possible. Nous avons plus de témoins que dans beaucoup d’autres affaires criminelles.

Et monsieur HERVELIN-SERRE de conclure : « SIMBIKANGWA ne cherche-t-il pas à faire en sorte que les crimes contre l’humanité restent des crimes sans criminels ? SIMBIKANGWA, sans contester le génocide, ne cherche-t-il pas à en faire un génocide sans génocidaire ? »

 

Fin du réquisitoire de monsieur CROSSON DU CORMIER.

L’avocat général, après l’exposition des faits rapportés par son collègue, va se lancer dans un cours de droit, à l’adresse des jurés, mais aussi de l’audience.

« Les faits relèvent d’une qualification de génocide et de crimes contre l’humanité » commence-t-il par dire, comme il l’avait annoncé la veille. La Cour d’assises est composée de professionnels du droit et de citoyens, chacun ayant une voix. I ne s’agira pas d’une confrontation mais d’une discussion entre jurés et professionnels.

Pourquoi la France ? Pourquoi Bobigny ?

La résolution 95 du Conseil de sécurité de l’ONU crée le TPIR le 8 novembre 1994, Le 22 mai 1996, est adoptée une loi d’adaptation à cette résolution : «Loi n° 96-432 du 22 mai 1996 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies instituant un tribunal international en vue de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis en 1994 sur le territoire du Rwanda et, s’agissant des citoyens rwandais, sur le territoire d’États voisins. » Selon l’article 3, cette loi est applicable dans les territoires d’Outre-Mer et à Mayotte.

Selon la loi de compétence universelle, SIMBIKANGWA peut donc être jugé en France. L’avocat d’ajouter qu’un nouveau code pénal a été adopté le 1 mars 1994, incluant génocide et crimes contre l’humanité. En avril 1994, Paul TOUVIER sera jugé par la Cour de Versailles pour complicité de crimes contre l’humanité. A noter que ces crimes sont imprescriptibles.

Condamné à 25 ans de prison en première instance par la Cour d’assises de Paris, SIMBIKANGWA a fait appel et c’est la Cour de Bobigny qui a été désignée. L’avocat général revient sur la distinction entre crime de génocide et crimes contre l’humanité. Il en relit les définitions respectives. Évoque ensuite le notion de « cumul idéal d’infraction » qui consiste à choisir entre deux infractions celle qui est la plus grave. Mais dans cette affaire il y a une culpabilité double.

A l’adresse des jurés mais aussi de la défense, monsieur CROSSON DU CORMIER revient sur la notion de plan concerté différente de l’entente en vue de commettre le génocide. Pour lui, les faits qui se sont produits avant le génocide prouvent le plan concerté.. On ne peut pas parler de crimes spontanés, ni de colère populaire.

L’avocat général aborde ensuite trois domaines de sa réflexion.

1) éléments de faits qui résultent des enquêtes et des témoignages : rapidité de l’exécution des massacres immédiatement après l’attentat, extension rapide à plusieurs régions du pays, mobilisation des moyens civils et militaires de l’État, mobilisation des médias, distribution d’armes, contrôles aux barrages, implication des militaires aux côtés des civils, regroupement des victimes dans les paroisses, les écoles avant les massacres. Cette efficacité collective relève d’un plan concerté.

2) notions juridiques : pour qu’il y ait plan concerté, il n’est pas nécessaire que des ordres aient été donnés, pas nécessaire d’avoir participé à l’élaboration. L’ampleur du crime peut suffire à parler de plan concerté. Les Tutsi étaient considérés comme les ennemis qui doivent disparaître.

3) le crime de génocide : il vise ceux qui le commettent ou qui le font commettre. Auteur, coauteur, complice, exécutants et donneurs d’ordre sont sur le même plan.

 

Monsieur CROSSON DU CORMIER arrive vers sa conclusion : « J’accuse SIMBIKANGWA d’avoir fait commettre le génocide et de s’être rendu coupable de complicité de crimes contre l’humanité. Sa responsabilité générale est entière. » Puis, à l’adresse des jurés : « Faites-vous confiance. Dissipez en vous le doute déraisonnable. Ne vous abstenez pas, c’est ce qui profite à l’accusé. »

Vient le moment de fixer la peine. Faisant allusion aux propos de la défense qui évoquent souvent les crimes du FPR, l’avocat général attaque : « Les crimes d’HITLER seraient-ils excusables parce que STALINE en a commis ? » SIMBIKANGWA n’est pas un juste parmi les nations. Il encourt la réclusion criminel à perpétuité, peine requise en première instance. L’accusé avait fait appel et le Parquet avait exercé un appel incident qui a pour effet unique de pouvoir aggraver la peine.

Mais l’accusé bénéficie d’une nouvelle jurisprudence qui date de février 2016 : SIMBIKANGWA ayant été condamné pour les faits de Kigali mais acquitté sur ceux de Gisenyi, l’appel incident n’est pas suffisant… L’avocat général aurait souhaité requérir la réclusion criminelle à perpétuité mais il s’exposerait à un appel à la Cassation. Il ne veut pas prendre ce risque.

L’avocat général requiert donc 25 ans de réclusion criminelle. Et de conclure : «  Pourquoi as-tu tué mon frère ? »


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