Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mardi 23 septembre 2025. J 6



Audition de monsieur Florent PITON, enseignant chercheur, auteur de Le génocide des Tutsi au Rwanda[1].

Sur le contexte, le témoin explique qu’antérieurement à la période du génocide, existait déjà une instrumentalisation de l’assimilation ethno-raciale par les acteurs locaux, qui y voient l’opportunité de pouvoir mettre la main sur des territoires fonciers qu’ils revendiquent. Florent PITON  indique à ce propos que cette manipulation procède notamment d’un projet politique et que le génocide lui-même est bien le résultat de ce projet, porté par des acteurs locaux et nationaux. Il explique également que le régime de 1975 est à parti unique  : le MRND fondé en 1975[2]. À cet égard, il explique que ce monopartisme est fortement critiqué et dénoncé à partir de la fin des années 80, ce qui conduit à la promulgation du nouvelle constitution en 1991, autorisant la constitution de nouveaux partis. Dans cette phase, toute une série de partis politiques émergent, dont le MDR (Mouvement démocratique républicain). Le témoin expose ensuite que le MDR est un parti qui, au moment de sa fondation en juillet 1991, rassemble des individus et acteurs politiques qui n’ont pas les mêmes projets pour le Rwanda.  De sorte que dès sa création, le MDR était un parti clivé entre à minima deux positions : d’un côté ceux qui défendent une lecture sociale de la situation politique au Rwanda, et d’autres qui revendiquent un héritage historique du MDR et qui lui au contraire, s’inscrit dans la lecture ethnique de la question sociale au Rwanda.

Florent PITON explique ensuite que progressivement, cette seconde branche, qui fait une lecture davantage ethno-raciale de la situation politique “va remporter la mise au sein du MDR”. Il conclut en expliquant que ce basculement se fait notamment en 1993, autour de trois évènements qui vont être importants. D’abord l’attaque du 8 février 1993 du FPR[3], qui radicalise certaines positions et où toute une série d’acteurs au sein du MDR vont considérer que  “les ennemis de l’intérieur” sont les Tutsi. Ensuite une série d’événements à l’été 1993, dont l’ajout du nom “Parmehutu” au nom du parti MDR, soulignant que l’ajout de ce nom témoigne “de la volonté de remettre au centre du jeu la question ethno-raciale au sein du parti”. Enfin, l’assassinat du président nouvellement élu du Burundi, Victor NDADAYE et le discours d’un cadre du MDR, où sera théorisé le “Hutu Power”.

Le témoin explique ensuite que la mobilisation ethno-raciale est “une stratégie politique délibérément choisie par des acteurs politiques à l’échelle locale et nationale”. Florent PITON explique que la question de planification est centrale, et qu’elle intervient à deux niveaux : sur le temps long, avec une maturation progressive d’un projet idéologique consistant à voir dans les Tutsi des étrangers à la nation rwandaise. De sorte que  les théories selon lesquelles les Tutsi sont l’ennemi de l’intérieur conduisent progressivement à justifier, au nom d’un “principe d’auto-défense”, à se débarrasser des Tutsi. Elle intervient également sur le temps court, tant à l’échelle nationale que locale, où les acteurs politiques et militaires organisent et mettent en œuvre l’extermination des Tutsi dès le 6 avril 1994. Le témoin conclut sur la dimension éminemment politique du génocide.

Le génocide des Tutsi du Rwanda, Florent PITON, Éd. La Découverte, 2018

Le président demande au témoin ce qui, d’après lui, le qualifierait mieux qu’un autre sur le fait d’aborder ces points pour aboutir à la planification du génocide. Le témoin explique avoir fait une thèse qui a  duré 7 ans, au cours de laquelle il a mené un travail de terrain à l‘échelle locale. Il a par ailleurs écrit un ouvrage en parallèle[1].

Il se qualifie comme “un historien des archives”, ayant pu consulter des archives administratives connectées dans différents espaces (au Rwanda, plusieurs mois dans les archives de la province du Nord par exemple). Le témoin indique s’être appuyé aussi sur les archives mobilisées dans les procès du TPIR[4].

Le président demande si le témoin a vu un jugement qui indique l’existence d’une planification. Ce dernier explique que ce qui correspond le plus à la notion de planification, c’est la notion d’“entente en vue de commettre le génocide”. Le témoin parle par exemple d’un document qui cite les caches d’armes en vue de tuer des milliers de Tutsi en quelques minutes. Il explique que la mobilisation de la notion “d’infraction continue” était présente dans les documents du TPIR,  permettant ainsi d’inscrire ces faits dans le temps long. Le témoin confirme ainsi qu’il y a de quoi parler de planification.

Le président demande ensuite si son travail est duplicable sur le reste du pays ou si toutes les zones sont particulières. Le témoin répond que les zones sont différentes mais que le génocide est une constante, et que les acteurs locaux (préfets, bourgmestres), s’engagent dans le cycle génocidaire. Il cite par exemple BUTARE où il y a un décalage de deux semaines, et indique “qu’on y observe le même cycle”. Ainsi “même si la chronologie diffère, il y a des constantes dans le rôle fondamental de la notabilité locale et administrative, à l’échelle des communes et de préfectures” .

Le président demande ensuite au témoin si, lorsqu’il évoque les Tutsi, tous étaient désignés ou bien uniquement les Tutsi extrémistes et politisés. Le témoin répond  qu’entre 1990 et 1994, “c’est bien l’entièreté des Tutsi qui deviennent l’ennemi dans la totalité”. Le président demande, s’agissant du MDR, s’il était possible d’en être membre en avril 1994 sans être extrémiste ou sans épouser les positions extrémistes. Le témoin explique qu’à l’été 1993, ceux qui prennent les rênes du parti sont les plus extrémistes, de sorte qu’il faut distinguer le MDR de 1991-1992 et le MDR de 1993-1994, qui lui est rangé du côté Hutu power, et qui exclut d’office les Hutu modérés.

Le président parle d’une lettre adressée en 1993 au président HABYARIMANA[5], dans laquelle des intellectuels évoquent Faustin TWAGIRAMUNGU, et le fait que celui-ci était en passe d’être choisi par le président. L’accusé étant l’un des signataires de cette lettre, la question est de savoir s’il est possible d’être signataire de cette lettre et d’être en retrait, c’est-à-dire être modéré et ne pas faire partie des plus extrémistes du MDR. Le témoin explique qu’il devra lire la lettre pour répondre. Il est donné lecture de la lettre au témoin.

Après lecture, le témoin souhaite d’abord dire que cette lettre se fonde, pour ce qu’il en comprend, sur les décisions prises au sein du bureau d’exclusion et sur les accords d’Arusha qui sont déjà signés. Il explique qu’elle s’appuie aussi sur la répartition de postes de pouvoir telle qu’elle a été fixée dans les différents accords aboutissant aux accords finaux du 4 août 1993. Ce qui est important pour le témoin, c’est la référence récurrente à la notion de “démocratie”. Le témoin explique que cette notion, dans le contexte des années 1990, est associée à ce qui va devenir dans les semaines qui suivent un positionnement ethno-racial (comme avec le Hutu Power). Ainsi,  la mobilisation de cette notion, c’est de dire que le pouvoir doit revenir à la majorité, qui est dans leur esprit à l’époque les Hutu. Pour le témoin, la mobilisation de “démocratie” et “république”, sont deux caches pour proposer une lecture ethno-raciale de la vie politique rwandaise.

Le président demande ensuite si pour le témoin, il est possible qu’à BUTARE comme ailleurs, il y ait pu avoir un certain nombre de faits qualifiés de genocide de Tutsi, sans la participation active de toute l’administration militaire et administrative. Le témoin répond que le préfet de Butare est destitué le 17 avril, assassiné le lendemain et que le président de la république se rend à BUTARE avec une partie de son gouvernement le 19, pour l’investiture d’un nouveau préfet. Et c’est ce discours du président SINDIKUBWABO[6] et le remplacement de ce préfet qui impulsent et généralisent la commission des massacres[7]. De sorte qu’il y aurait bien “une corrélation entre ces changements administratifs et la généralisation du génocide”. Pour le témoin, il paraît difficile de se dire qu’il aurait pu y avoir des massacres considérables, sans se référer aux rôles des autorités locales dans l’organisation de ces massacres.

À la question de savoir s’il est plausible qu’un médecin-gynécologue adhérent au MDR, puisse penser qu’un bourgmestre puisse mettre à l’abri des Tutsi en danger. Le témoin explique que la plupart des bourgmestres qui tentent de mettre en œuvre ces stratégies de protection des Tutsi ne restent pas en poste. Ces derniers sont soit destitués ou soit assassinés dans les 15 premiers jours du génocide. Il explique que les bourgmestres restent en poste durant toute la durée du génocide et qu’il parait difficile d’expliquer qu’ils n’auraient joué aucun rôle.

L’audience est suspendue à 10h10 et reprend à 10h15.

Les avocats des parties civiles demandent au témoin comment selon lui, cette dynamique génocidaire est capable d’entrer au sein des familles. Le témoin explique que la notion ethno-raciale est une frontière qui finit par prendre le pas sur la solidarité et les alliances familiales.

S’agissant d’une question portant sur la notabilité locale, il est demandé au témoin si le génocide était possible sans l’accord de ces notables. Le témoin explique qu’il semble difficile d’imaginer que l’impulsion génocidaire puisse être mise en branle sans le rôle de ces notabilités. Il explique que dans la manière dont se met en place l’auto-défense civile, celles et ceux à qui on va distribuer les armes sont précisément les notables locaux.

À la question des avocats des parties civiles, de savoir si lors de la radicalisation, il a été décidé de tuer les Hutu qui ne suivaient pas le mouvement, le témoin explique que c’est exactement ce qui se passe dans les premières heures du génocide, et ce aussi bien à KIGALI que dans les campagnes, où les Tutsi sont ciblées dès le 6 et 7 avril 1994. À cela s’ajoute le ciblage systématique, à Kigali notamment, de l’opposition politique dite modérée, dont l’essentiel des membres sont tués dans les premières heures. Le témoin conclut en indiquant que ces assassinats “participent bien de la clarification du paysage politique, où désormais la seule voie politique possible c’est le Hutu power; et les modérés sont considérés comme des ennemis qu’il faut cibler et qu’ils le sont de facto. Certains étant assassinés antérieurement par ailleurs, en février 1994”.

À la question de savoir si ce génocide aurait pu être exécuté sans préparation, le témoin répond “absolument pas”. Il explique que “l’entièreté des génocides du 20ème siècle mobilise l’État, parce qu’il faut du matériel, coordonner les actions et qu’un surgissement de violence n’est pas suffisant”. Et d’ajouter que “le rôle de l’État est une constante”.

S’agissant de la lettre du 7 septembre 1993, le témoin explique que “le dévoiement de la notion de démocratie est quelque chose que l’on voit apparaître dès la fin des années 50. Le mouvement  politique Hutu qui se structure défend l’idée que le pouvoir au Rwanda doit être redistribué au profit des seuls Hutu, qui représentent la population statistiquement majoritaire. C’est donc une vision de la démocratie du gouvernement majoritaire sur le plan ethnique”.

Sur question des avocats des parties civiles, le témoin explique que la décision prise d’adjoindre la notion “Parmehutu” au MDR fait référence à une volonté de se réinscrire dans un héritage ethno-racial. Puis à la question de savoir si “Hutu Power” est un slogan, le témoin réfute. Il explique qu’au contraire,  l’utilisation de cette expression est utilisée dans une lecture ethno-raciale politique : “c’est l’idée que toutes les branches du parti doivent lutter contre les Tutsi ; et il est utilisé pour dire qu’il faut s’en protéger”.

L’avocat général indique ensuite au témoin qu’il parle d’une structure hyperadministrée au Rwanda, de sorte que la question est de savoir si en 1994, le génocide demande la publication d’un décret “organisation du génocide au Rwanda”. Le témoin répond par la négative, expliquant que par définition, il n’y a pas un document unique par lequel tout le projet serait dévoilé. Il explique à ce titre que le plan concerté ne se lira jamais dans un seul document qui permettrait à lui seul de tout comprendre.

Sur question de l’avocat général, le témoin explique que des militaires, comme la garde présidentielle, s’engagent aussi dans la logique génocidaire. Sur question de l’avocat général, le témoin précise qu’il y a notamment un document qui émane de l’armée en date de septembre 1992 (la commission BAGOSORA – document également présent dans les archives du TPIR) avec une série d’échanges entre l’administration et les camps militaires qui organisent la livraison d’armes et l’envoi de troupes. De sorte que la participation militaire est archivée.

À la question de l’avocat général, qui est de savoir qui était désigné comme “les ennemis” dans cette note de 1992, le témoin explique que ce document s’inscrit dans la droite ligne des 10 commandements Hutu[8], avec tous les arguments anti-Tutsi, où les femmes sont d’ailleurs particulièrement visées. De sorte qu’il est possible de soutenir que “les Tutsi sont désignés comme les ennemis de l’intérieur dans ce document”.

L’avocat général en termine en posant la question de savoir si, lorsque l’on adhère au MDR en 1993, il était possible d’avoir connaissance des dissensions qui pouvaient exister et de la naissance du Hutu power. Ce à quoi le témoin répond par l’affirmative, expliquant que la “branche power au sein du MDR a pris le pas sur le reste”,  de sorte “que l’on sait dans quel type de parti on s’engage”.

Sur questions de la défense, le témoin indique avoir effectivement pris connaissance des jugements du TPIR. Puis  le témoin indique qu’à cette époque, le MDR faisait l’objet de luttes d’influence. Enfin,  monsieur PITON explique qu’avant 1959, c’est la Belgique qui était au pouvoir. De sorte qu’à cette époque, bien que les cartes d’identité aient été créées, celles-ci étaient loin d’être généralisées.

L’audition de Florent PITON se termine à 11h25. L’audience est suspendue et reprend à 11h40 avec l’interrogatoire de madame Diana KOLNIKOFF.

 

Audition de madame Diana KOLNIKOFF, psychologue clinicienne et psychanalyste.

Il est demandé au témoin de décliner son identité, son âge et sa profession (psychologue clinicienne et psychanalyste). Après avoir prêté serment, le président indique au témoin qu’elle dispose de 30 minutes pour réaliser des déclarations. Le président autorise le témoin de lire ses notes.

Le témoin explique avoir 30 ans de carrière derrière elle, en contact et au soutien des victimes de violences politiques et de crimes de masse (Khmers rouges, Bosnie-Herzégovine et Rwanda). Elle explique que la spécificité des crimes politiques dans les crimes de masse sont les effets similaires sur les victimes, alors même que ces crimes ont été perpétrés dans des temps et des lieux différents.

Elle explique ensuite que la violence politique dans le contexte du génocide et crimes contre l’Humanité s’inscrit avec les mots suivants : cruauté, terreur, intentionnalité et impunité. De sorte que dans la soudaineté de la violence politique, les victimes n’ont plus les réflexes d’auto-conservation les plus basiques car elles sont dans l’incapacité de pouvoir se protéger ou protéger leurs proches. Elle explique également la différence entre violence et cruauté, indiquant que là où la violence est toujours présente dans les conflits armés, la cruauté s’inscrit quant à elle dans la spécificité des crimes de masse, où il s’agit de détruire les personnes désignées par des “actes barbares et spectaculaires, comme le viol et la torture, avec une mise en scène de la violence devant les familles. Cela ayant pour but la destruction des liens familiaux, l’humiliation et l’anéantissement de l’humanité de l’autre, et de tout ce qui lui est sacré. La cruauté a pour but de terroriser la population, qui se trouve en état de sidération. Les actes commis se déploient ainsi en toute impunité”.

S’agissant des effets sur les victimes, le témoin explique que celles-ci ressentent très fortement les visées intentionnelles de destruction. Elle explique que beaucoup souffrent d’effets post-traumatiques physiques et psychologiques, certaines se sentant coupables de ce qui leur est arrivé. Elle souligne que certaines victimes peuvent également donner l’impression d’aller bien et parler avec détachement “comme si les faits étaient arrivés à quelqu’un d’autre”. Sauf que dans ces cas-là, la personne a simplement développé des mécanismes de défense, pour se protéger de ce qu’elle a vécu.

S’agissant de l’implication des personnes victimes à témoigner, madame Diana KOLNIKOFF explique que les victimes “attendent de la justice une reconnaissance des horreurs commises et elles espèrent être à la hauteur du devoir de mémoire” qui pèse sur elles. Elle indique à la cour que pendant le procès, certaines victimes ont un fort sentiment d’anxiété à l’idée de revoir l’accusé. Elle conclut ce propos en indiquant que la phase du procès est une “re-traumatisation ».

À propos de la façon dont peut se dérouler le témoignage d’une victime, le témoin explique que la victime va témoigner de sa vérité, de “ce qu’elle a vu, ce qu’elle a ressenti dans le détail”, de sorte que “la temporalité ne suivra pas forcément l’exigence de chronologie du récit”. Elle explique également qu’un témoin peut sembler se contredire dans un témoignage, donnant l’impression de ne pas être fiable. Elle explique qu’en réalité, ces incohérences apparentes trouvent des explications : il y a un écart temporel entre les faits et le témoignage apporté d’une part, et d’autre part il y a la mémoire traumatique, qui peut faire ressurgir des souvenirs enfouis. Elle conclut en expliquant que “la justice permet aux victimes de faire leur récit en toute liberté, pour lutter contre l’impunité”.

Le président demande au témoin si le témoignage d’une personne entendue au plus proche des faits est susceptible d’être considéré comme prévalant sur le témoignage d’une personne entendue ultérieurement. Le témoin explique que la véracité du récit n‘est pas remise en cause et qu’il y a toujours des défaillances de la mémoire. En revanche, en ce qui concerne “ce que la victime a vécu dans sa chair et dans son intérieur le plus profond”, elle ne peut pas l’oublier. Elle explique par ailleurs qu’avec le temps, il peut également y avoir des souvenirs qui reviennent et peuvent même apparaître durant le procès. Mais que “le fondement de ce qui a été vécu reste intact”. Le témoin conclut en indiquant que de toute son expérience, elle n’a vu que deux personnes qui avaient effectivement menti (celles-ci n’ayant rien à voir avec le génocide des Tutsi).

Le président demande ensuite que le témoin fasse la distinction entre règlement de compte/mensonge, vengeance et soif de justice. Ce à quoi le témoin explique que l’esprit de vengeance ne peut, selon elle, tenir dans le temps, et donc au travers des auditions. Elle indique que le type de témoignage change aussi quand on est sur la vengeance.

Sur question de la cour, le témoin explique ensuite que les événements restent intacts dans la mémoire des victimes. Toujours sur question de la cour, le témoin précise avoir eu comme patients de nombreuses victimes Tutsi, et que celles-ci avaient impérativement besoin d’un suivi avant, pendant et après le procès.

Sur question des avocats de la partie civile, le témoin explique ensuite que la remise en cause des témoignages des victimes est extrêmement dure à vivre pour elles, et qu’elles nécessitent à ce titre, un suivi, notamment pour y être psychologiquement préparées. Elle ajoute que lorsqu’une victime, qui était notamment enfant au moment des faits, décide de témoigner, elle le fait uniquement parce qu’elle a vécu de véritables traumatismes résultant des massacres, et a besoin que justice soit rendue. Elle ajoute que cultiver le doute autour de leur témoignage “détruit toute notion de procès pour eux”.

Sur question des avocats des parties civiles (qui sera également posée par les avocats de la défense par la suite), qui est de savoir si une victime peut être affectée par le souvenir collectif (réunion de paroles, gacaca[9], ..) le témoin répond par la négative. Elle explique que selon son expérience, chaque individu a sa propre histoire, même s’il est évident qu’elles partagent des choses communes. En revanche “chaque victime vit son traumatisme individuellement”. De sorte “qu’aucune association entre les histoires d’individus n’est possible, chacune étant unique et spécifique”.

L’audience est suspendue à 12h42 et reprend à 12h44.

Les avocats de la défense rappellent à la cour qu’elle existe ”pour défendre les intérêts d’un homme qui est accusé du pire”. La défense indique ensuite que le génocide est souvent “un totem inébranlable”, de sorte que se pose la question de savoir si, face à l’émotion considérable et aux souffrances – qui ne sont pas contestables – avec un accusé derrière une vitre et dans cette configuration, il est possible d’avoir un récit objectif. Le témoin rétorque que ce n’est pas le génocide qui est jugé, et qu’en tout état de cause, elle ne saurait répondre à cette question.

Les avocats de la défense demandent ensuite au témoin si le mensonge peut être considéré comme une façon de se protéger des représailles. Ce à quoi le témoin répond que ce n’est pas une façon de se protéger. Au contraire, si il y a des représailles, alors la personne ne vient pas. Elle ajoute que le mensonge peut également exister du côté de l’accusé.

Les avocats de la défense évoquent ensuite un témoignage au sein de la procédure (sans le nommer) selon lequel les versions données seraient diamétralement opposées, et demande au témoin s’il a des clefs pour trancher. Elle explique qu’il ne s’agit pas de son rôle, celui-ci étant celui de la cour, d’autant qu’elle ne dispose ni du témoignage en question, ni des faits, ni de la moindre information lui permettant d’avancer une réponse. Enfin, à la question de savoir, “compte tenu des enjeux, si ces différences (relatives au témoignage évoqué supra)  créent par nature un doute, la prudence ne devrait-elle pas conduire à écarter un témoin qui a deux versions ?”, le président intervient pour indiquer qu’il appartient à la cour de trancher, et non au témoin.

Le témoin conclut en indiquant aux avocats de la défense qu’elle ne détient aucun élément sur le cas qui lui est soumis, de sorte qu’elle ne peut, en tout état de cause, donner aucun jugement sur le témoignage dont il est question.

L’interrogatoire se termine à 12h58. L’audience est suspendue et reprendra à 14h30.

 

Audition de monsieur Jean-Philippe REILAND, enquêteur de l’OCLCH[10].

Enquêteur à l’OCLCH qu’il dirige  depuis 2020.  L’Office central de police judiciaire est composé de  14 offices en France avec chacun sa spécialité. Le témoin énumère les cinq objectifs de l’organisation qu’il dirige. Sa création date de 2013 suite aux engagements internationaux de la France suite au traité de Rome. Il a fallu modifier la constitution en 2000: adoptée à l’unanimité du parlement.

L’OCLCH est composé de 42 membres, tous volontaires. Une formation à la conduite des enquêtes est donnée aux personnes qui intègrent l’organisme. Si plusieurs missions sont conduites à l’étranger, le Rwanda n’est plus la première destination. Aujourd’hui ce sont les dossiers en relation avec la Syrie qui composent la plus grande partie des affaires. Le fait que ces affaires soient  éloignées dans le temps les rend plus difficiles. Le recueil de preuves matérielles est rare: seule reste la parole des témoins.

On ne peut intervenir à l’étranger sans l’aval du pays. Lors  des commissions rogatoires, les auditions sont réalisées par les enquêteurs français, au Rwanda. Les enquêteurs choisissent les témoins les plus pertinents et les convocations sont remises aux témoins par le Parquet de Kigali qui organise les commissions rogatoires.

Sur place, les auditions se font au plus près de l’habitat du témoin, soit au sein de la prison s’il s’agit d’entendre des détenus.

Sur questions de monsieur le président; le témoin reconnaît ne pas avoir enquêté personnellement sur l’affaire MUNYUEMANA.  Le témoin de poursuivre: « De nombreux défis se présentent lorsqu’on va enquêter au Rwanda. Le pays vit encore dans l’histoire du génocide, les commémorations, chaque année, sont un temps fort. Un début de paix civile règne au Rwanda. Quand on part en enquête dans ce pays, on est tenu de faire émerger la vérité. Il faut donc faire preuve d’une grande vigilance lors du recueil des témoignages afin de ne pas augmenter le traumatisme des rescapés. Quant aux relations avec les autorités judiciaires du Rwanda, elles sont plutôt apaisées. Je n’ai jamais ressenti aucun frein de la par des autorités judiciaires du pays. Aucune entrave pour rencontrer des témoins, même à décharge. Lors des auditions, nous ne sommes accompagnés d’aucun OPJ[11] du Rwanda. Ce qui est extrêmement rare, même en France ou dans un pays occidental. Nous sommes seuls avec l’interprète si sa présence est nécessaire. Les procès verbaux sont imprimés sur place. »

Le témoin s’est bien rendu deux ou trois fois à BUTARE mais ce n’était pas pour enquêter lui-même, c’était pour superviser le travail de ses hommes. Au sein de l’OCLCH, les femmes représentent 40% de l’effectif. Des dossiers ne sont pas allés au bout tout simplement parce que les juges d’instruction ont prononcé des non-lieux. Après chaque commission rogatoire, les gendarmes font une synthèse qu’ils remettent au juge d’instruction. Selon le témoin, 50% des dossiers se terminent par des non-lieux, pas pour ceux concernant le Rwanda. Malgré le retard pris par la justice française, le témoin déclare n’avoir jamais douté de la nécessité de continuer ce travail.

Un avocat des parties civiles demande au témoin s’il a eu l’impression, en se rendant au Rwanda, d’être dans une dictature. Le général REILAND répond par la négative. S’il y a beaucoup de militaires dans les rues, ce n’est pas plus que dans certains quartiers de Paris! Quant à la culture du mensonge dont on parle souvent à propos du Rwanda, le témoin dit que le mensonge est bien partagé dans le monde entier.

Simon FOREMAN, avocat du CPCR: « Vous intervenez sur des lieux où sont intervenus des associations. Est-ce un obstacle pour vous? »

Le témoin souligne alors le travail très utile des associations et reconnaît qu’il est parfois difficile d’entendre des témoins qui l’ont été plusieurs fois par d’autres enquêteurs de différents pays. C’est une très grande charge émotionnelle pour le témoin. Et de préciser que le travail d’une ONG peut leur être parfois utile.

Maître LINDON demande si un gouvernement peut avoir une influence sur les enquêtes. Le témoin répond une nouvelle fois par la négative. « Ce n’est qu’au Rwanda qu’on nous laisse conduire seuls les auditions » répète le général REILAND.

La parole est à monsieur BERNARDO, l’avocat général. Il se demande pourquoi ces dossiers ont pris un tel retard. Devant la prudence du témoin: « Vous pouvez critiquer la justice » précise-t-il, un sourie au coin des lèvres. Le témoin a-t-il connaissance des procédures judiciaires en cours en France? Apparemment pas vraiment, même s’il a témoigné lors de deux ou trois procès.

La défense intervient à son tour pour déclarer que pour témoigner il faut être libre (NDR. Les avocats de la défense doutent beaucoup que l’on soit libre de témoigner au Rwanda). Comme l’a dit monsieur CHEVALIER, en charge de l’organisation des témoignages en visioconférence à Kigali, les auditions ont confidentielles. L’avocat semble ignorer que le GFTU[12] n’existe plus et que toutes les instances judiciaires ont été rassemblées au Parquet général de Kigali. Les enquêteurs travaillent plus en lien avec l’organe chargé de la protection des témoins.

Toujours sur question de la défense, le témoin reconnaît que les enquêtes partent assez souvent d’une plainte déposée par les parties civiles. La rupture de relations diplomatiques en 2006? Elle a été causée par le rapport du juge BRUGUIÈRE qui mettait en cause des personnes de l’entourage immédiat du président KAGAME dans l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA.


Audition de monsieur Alain GAUTHIER, président et co-fondateur du Collectif des Parties Civiles (CPCR)

Personne n’ayant pris des note lors de mon audition, je propose qu’on se réfère à mon témoignage de première instance. Nous ajouterons les questions qui ont été posées ce jour, essentiellement par monsieur le président ABASSI et la défense.

Que le lecteur revienne sur cette page ultérieurement pour prendre connaissance des questions de la défense toujours marquée par une certaine agressivité.

 

Jade KOTTO EKAMBI, bénévole au sein du CPCR

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

  1. Le génocide des Tutsi du Rwanda, Florent Piton, Éd. La Découverte, 2018[][]
  2. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[]
  3. FPR : Front Patriotique Rwandais[]
  4. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]
  5. Voir Lettre ouverte des intellectuels du MDR de Butare à Monsieur le Président de la République rwandaise (document pdf archivé sur le site francegenocidetutsi.org ) datée du 7 septembre 1993, in André GUICHAOUA : Butare, la préfecture rebelle, rapport d’expertise, Tome 3, Annexe 13[]
  6. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir  résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[]
  7. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de BUTARE qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[]
  8. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[]
  9. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[]
  10. OCLCH : Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda.[]
  11. OPJ : officier de police judiciaire.[]
  12. GFTU : « Genocide Fugitive Tracking Unit », section du parquet de Kigali en charge des fugitifs.[]

Lire aussi

Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: lundi 22 septembre 2025. J 5

Audition de Johan SWINNEN, ex-ambassadeur de Belgique au Rwanda. Visionnage de documentaires.