Cette première version de compte-rendu sera revue et complétée, nous vous invitons à revenir sur cette page ultérieurement.
- Audition de Vincent HABYARIMANA, partie civile.
- Audition de Vincent SIBOMANA, partie civile.
- Audition d’Espérance KANYANGE, partie civile.
- Audition de Providence MUKANDOLI, partie civile.
L’audience débute à 9h. Le président fait un point sur l’organisation du procès.
Le témoin Vincent HABYARIMANA est appelé à la barre pour témoigner. Il est partie civile et sera accompagné par un interprète.
Audition de monsieur Vincent HABYARIMANA, partie civile.
Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (50 ans), sa profession (commerçant) et son domicile (dans le district de HUYE, secteur de TUMBA). Le président souligne que le témoin a été entendu à quatre reprises dans le cadre de ce dossier.
Le témoin déclare spontanément :
“Je vous remercie pour l’invitation. Nous allons vous raconter ce que nous avons vécu, ce par quoi nous sommes passés. Comme je vous l‘ai dit, je viens de TUMBA, je suis né là-bas, j’ai grandi là-bas et c’est là-bas que j’ai fait mes études et j’y habite également aujourd’hui. Quand le génocide contre les Tutsi a commencé, c’est là que j’étais.
Le génocide a commencé le 20. Nous avons entendu des bruits de balles la nuit. C’est le matin que nous avons vu arriver les attaques. Ils avaient commencé à tuer les Tutsi. C’est à ce moment que nous avons commencé à nous cacher. Nous courrions pour essayer de trouver une cachette. C’est comme ça que nous avons vu ceux qui étaient les tueurs durant les massacres. Ils nous traquaient également. Certaines fois, ils nous débusquaient et d’autres non. Nous essayions de nous cacher autant que possible. C’est comme ça qu’est venue une attaque à la maison. Ils ont arrêté mon père, mon grand frère également, mais moi j’ai réussi à m’échapper. J’ai couru, je suis allé dire à mon autre grand frère (Innocent HATEGEKIMANA), qui était voisin de Sosthène MUNYEMANA: ”Sors toi aussi, il faut fuir”. Quand mon frère est sorti, les attaquants sont arrivés. Mon grand frère Innocent a couru vers le domicile de Sosthène MUNYEMANA (Innocent était maçon, il faisait des travaux de construction pour lui). Mon père et mon grand frère ont été attachés, les attaquants ont aussi arrêté la famille de SENKWARE. Ils ont attaché tout le monde ensemble et les ont conduits chez Sosthène MUNYEMANA. Il y avait beaucoup d’assaillants dans cette attaque, dont MAMBO qui la dirigeait. Quand on a conduit tout ce monde chez Sosthène MUNYEMANA, ce dernier est sorti de chez lui. Chez lui, il y avait des gendarmes, et quand le médecin est sorti, il a parlé avec MAMBO. Après avoir parlé, ils ont détaché mon père et les autres qui étaient avec lui. Ils ont dit ensuite: “Retournez chez vous, il ne vous arrivera rien”. Je précise que lorsqu’ils ont été relâchés, c’était la nuit. Ils sont donc retournés dans leur maison, pensant qu’il n’allait rien leur arriver. Et c’est cette nuit-là qu’ils ont tous été tués.
Il n’y a que mon grand frère qui y a réchappé, également Emmanuel et SENKWARE. Ce que je peux dire concernant Sosthène MUNYEMANA, et c’était visible, c’est qu’il avait le pouvoir, puisqu’il pouvait dire à ceux qui dirigeaient les attaques “ceux la, laissez-les”. Concernant les gens dont je viens de vous parler qui ont été relâchés, ils n’étaient pas réellement sauvés. C’était un temps de répit, c’était pour pouvoir les prendre plus tard et les tuer”.
Le témoin poursuit :croisions
“Au fur et à mesure que nous nous cachions, nous rencontrions des barrières. Et j’ai vu Sosthène MUNYEMANA sur l’une d’elle C’était la barrière qui était devant le domicile de NDIMBA. Il aimait être aussi sur une autre barrière, qui était devant chez KAVUMBUTSI, où il y avait une statue de la Vierge. Je vais vous dire à quoi servait ces barrières, même si quand on les voyait, c’était pendant notre fuite.

Les gens qui montaient vers le secteur de TUMBA, on leur demandait des pièces d’identité. Sur ces barrières, ils gardaient les Tutsi et relâchaient les Hutu.
Ces deux barrières, je les ai vues : j’ai été arrêté moi-même par une attaque (à la barrière KAVUBUMTSI). J’étais avec trois garçons quand nous avons croisé cette attaque qui avait ramené les gens du bureau du secteur de TUMBA. Avec eux, il y avait les chefs du secteur de TUMBA dont Sosthène MUNYEMANA.

Beaucoup de gens s’étaient réfugiés au niveau du secteur de TUMBA. Dans le bureau du secteur, il y avait beaucoup de gens, et certains se trouvaient à l’extérieur. J’ai vu qu’on prenait certaines personnes, qu’on allait tuer à la fosse de KARANGANWA ou à côté de chez DAMASCÈNE. C’est Sosthène MUNYEMANA qui ouvrait le bureau de secteur. Il remettait des gens et faisait rentrer d’autres qui étaient à l’extérieur, parce qu’il y avait beaucoup de gens. Je l’ai vu moi-même, parce que je faisais partie de l’attaque qui ramenait justement des gens au bureau du secteur. Et Sosthène MUNYEMANA a dit: “Amenez-les à la fosse de chez DAMASCÈNE”. Nous sommes donc allés là-bas, et une fois arrivés sur place, ils ont commencé à tuer les gens. On les frappait avec une hache, avec des gourdins et d’autres outils qui tuaient. Moi je me suis enfui. J’ai couru et par chance, ils n’ont pas pu me rattraper. Donc ce jour-là je ne suis pas mort.”
Le témoin a terminé son récit.
Sur questions du président, le témoin confirme qu’il connaît bien TUMBA. Il indique qu’il vivait à 3 minutes à pied du bureau du secteur et 1 minute à pied de chez l’accusé. Il ajoute qu’à l’époque du génocide, il était âgé de 18 ans et n’était membre d’aucun parti politique.
S’agissant de Sosthène MUNYEMANA, il explique qu’il le connaissait avant le génocide et qu’ils étaient voisins. Vincent HABYARIMANA précise que le voisin le plus proche de l’accusé était son grand frère Innocent HATEGEKIMANA, surnommé KIRUSHA (signifiant “caractère difficile”) et que de chez lui à chez Sosthène MUNYEMANA, il y avait entre 20 et 30 secondes à pied. À la question de savoir quelle était l’influence et la réputation de l’accusé à TUMBA, le témoin répond qu’il était considéré “comme un homme bon par la population. Mais peu avant le génocide, il a changé, il allait dans des réunions pour préparer le génocide et il est devenu mauvais”.
S’agissant des réunions, le témoin explique avoir entendu dire à l’époque que des réunions se tenaient chez un dénommé FORO ou encore RUGANZU. Il précise à ce propos: “Comme nous habitions à côté de la route, nous avons vu Sosthène MUNYEMANA et d’autres se rendre chez eux pour des réunions. Et quand les plus âgés demandaient des informations, on disait qu’il y avait des réunions qui préparaient des tueries. Et nous avons pu constater que c’était vrai, car les tueurs avaient des listes sur lesquelles figuraient les noms et le lieu d’habitation des Tutsi. Quand nous nous cachions, nous les voyons avec ces listes qu’ils lisaient. Et dès qu’une personne était tuée, ils transmettaient l’information et mettaient une croix sur son nom pour dire qu’il était mort”.
À la question de savoir comment le témoin a pu voir Sosthène MUNYEMANA participer notamment à une réunion chez FORO, Vincent HABYARIMANA explique avoir été caché chez une dénommée Alice, une ancienne camarade de classe mais également chez Maria NYANDWI. À ce titre, il explique: “Alice habitait à côté du bureau du secteur de TUMBA. Entre chez elle et TUMBA, il n’y a qu’un petit sentier qui sépare les deux, et de chez elle on voit le bureau de secteur. Il y avait une clôture de haie et de cyprès, et quand on était sur la propriété, on voyait les gens qui se trouvaient au bureau du secteur. Moi j’ai vu Sosthène MUNYEMANA plus de deux fois. C’est lui qui venait ouvrir et fermer le bureau de secteur. On retirait les gens, et certains passaient derrière le bureau de secteur pour être dirigés vers la fosse de KARANGANWA pour être tués. D’autres étaient tués vers la fosse de DAMASCÈNE. Au bureau de secteur de TUMBA, il y avait beaucoup de gens. Certains venaient pour y trouver refuge en pensant qu’ils auraient la vie sauve. Quant à Marie NYANDWI, c’était la voisine de FORO. Il y avait une petite route, et quand Sosthène MUNYEMANA montait vers chez lui, il passait sur cette route et on voyait les gens qui sortaient de chez FORO depuis chez Marie. Moi, j’ai vu Sosthène MUNYEMANA et d’autres (REMERA, RUGANZU, MAMBO.) aller chez FORO”.
S’agissant des rondes, le témoin explique avoir vu Sosthène MUNYEMANA dans une ronde, la nuit où il s’est fait arrêter au niveau de la barrière de KAVUBUMTSI (à proximité de la statue de la vierge). Il explique: “Pour ma part, je l’ai vu cette nuit-là quand il ramenait des gens du bureau du secteur. Moi-même j’avais été arrêté avec d’autres gens, on s’est croisé au niveau de la barrière de KAVUBUMTSI quand ils ramenaient les gens au bureau et il a dit de nous conduire à la fosse de DAMASCENE”. Il ajoute que Sosthène MUNYEMANA détenait la clef du secteur en avril-mai 1994.
Le témoin explique ensuite que lorsqu’il était chez Alice, il a vu Sosthène MUNYEMANA ouvrir la porte du bureau du secteur, que des gens étaient emmenés et chargés dans des véhicules.
À la question de savoir quel était le rôle de Sosthène MUNYEMANA s’agissant des réfugiés de MUSANGE, le témoin répond: “Ce qu’a fait Sosthène MUNYEMANA, c’est que c’était lui le responsable. C’est lui qui faisait sortir les gens et on faisait rentrer d’autres gens. Toutes les personnes qui étaient arrêtées, quand ce n’était pas le moment de les tuer, étaient conduites au bureau de secteur. On les enfermait à l’intérieur et c’est après qu’on allait les sortir. Son rôle c’est qu’il avait les clés et c’est lui qui ouvrait pour que les gens soient tués”.
Le témoin poursuit en expliquant avoir “apporté de la bouillie avec Venant aux gens du bureau de secteur au début de génocide”. Il explique qu’il faisait nuit et qu’il portrait un long manteau noir pour passer inaperçu. Il précise qu’il s’est approché pour regarder à travers les carreaux et a constaté qu’il y avait énormément de Tutsi enfermés à l’intérieur. Il explique qu’en repartant, il a compris à quoi servait cet endroit. À la question de savoir si le bureau de secteur pouvait être vu comme un lieu de protection, le témoin explique: “Pour ma part, quand j’ai vu le bureau de secteur, c’était un lieu où on rassemblait les réfugiés Tutsi. Pour qu’au moment où on le souhaite, on puisse aller les prendre pour aller les tuer. Je vais vous donner une raison au moins de dire que ce n’était pas un lieu de protection : c’est que les gens qui se trouvaient dans le bureau de secteur, beaucoup ont vu leurs corps retrouvés dans la fosse de KARANGANWA, à proximité du bureau de secteur de TUMBA. Nous avons trouvé des corps dans lesquels il y avait des seringues. Beaucoup de choses atroces étaient faites pour les tuer”. Il précise qu’à sa connaissance, le seul survivant s’appelle Vincent KAGERUKA.
Sur questions des avocats des parties civiles, Vincent HABYARIMANA explique avoir découvert de nombreux cadavres dans différentes fosses, dont 73 corps dans celle où il a retrouvé son défunt père. Il ajoute que son père, après être rentré chez lui le soir où Sosthène MUNYEMANA lui avait promis qu’il ne lui arriverait rien, “a été mis à mort à son domicile. Et tôt le matin, quand mon frère a su qu’on avait tué les autres dont mon père, il n’a pas su supporter cette scène. Il a fait une tentative de suicide mais a été secouru. Donc il n’est pas mort ce jour- là. Il s’est enfui et c’est plus tard, après le génocide, qu’il est mort de maladie”. Il précise que pour lui, si Sosthène MUNYEMANA lui a dit de rentrer chez lui, “c’est pour qu’il soit tué”.
Les avocats de la défense poseront de nombreuses questions au témoin sur son rôle dans les juridictions Gacaca[1]. Ils demandent au témoin s’il faisait partie des personnes ayant condamné Sosthène MUNYEMANA, ce à quoi le témoin répond par la négative.
L’audience est suspendue à 11 h 25 et reprend à 11h40.
Les avocats de la défense souhaitent revenir sur l’épisode où le témoin parle de l’arrestation de SENKWARE. Ils indiquent n’avoir jamais entendu dire que son père et que le fils de SENKWARE avaient été emmenés chez Sosthène MUNYEMANA. Le témoin rétorque: “Je vous dis ce que j’ai vu et ce que j’ai entendu”. Il souligne que SENKWARE était âgé (il est aujourd’hui décédé) et qu’il disait lui-même qu’il perdait la mémoire, de sorte que celui-ci a oublié des détails. Il ajoute que “c’est la nuit où j’ai perdu mon père. Je ne pourrais jamais l’oublier”.
Pour terminer, le jugement Gacaca de Sosthène MUNYEMANA sera diffusé en salle d’audience. Les avocats de la défense soutiennent que la signature au bas du document est celle du témoin, ce qu’il réfute de nouveau fermement. Les avocats des parties civiles indiquent qu’en effet, cette signature ne correspond pas à celle du témoin, ce qui clot le débat.
Fin de l’interrogatoire à 12h26.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Vincent HABYARIMANA lors du procès en première instance, le 29 novembre 2023.
Audition de monsieur Vincent SIBOMANA, partie civile.
Vincent SIBOMANA, partie civile, est appelé à la barre pour témoigner. Il est accompagné d’un interprète.
Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (45 ans), sa profession (agriculteur-éleveur) et son domicile (dans le district de GISAGARA).
Le témoin déclare spontanément :
“Je vais vous raconter ma vie pendant le génocide. Je suis né dans la région du GISAGARA. J’avais une famille, un père, une mère et 5 frères, j’étais le 6ème. D’autres membres de la famille élargie vivaient avec nous à BUTARE avant et pendant le génocide, ma tante qui s’appelait Alphonsine KUBWIMANA. Elle était étudiante à BUTARE, et moi j’y étais à l’école primaire. Elle vivait avec nous et elle était locataire. Elle était étudiante et moi aussi j’allais à l’école et je vivais avec ma tante. Une autre tante habitait à TUMBA, près de chez Sosthène MUNYEMANA. Et mes parents vivaient là où ils étaient nés. C’est comme ça que j’ai connu Sosthène MUNYEMANA, parce qu’il était voisin de ma deuxième tante à TUMBA.
Pendant le génocide quand ça a commencé, j’étais dans la ville de BUTARE et je vivais avec ma tante Alphonsine. Et dans les jours du début du génocide, ma grande sœur, l’ainée de ma famille qui s’appelait Grégoria et mon petit frère Innocent NSABIMANA, étaient venus nous rendre visite et avaient apporté des vivres que nos parents leur avaient confiées et qui provenaient de nos champs. Quand ils sont arrivés, le génocide a commencé. Ils étaient arrivés la veille. Ils n’ont pas pu retourner à la maison. On a lancé des attaques sur nous, dans cette propriété où nous vivions avec ma tante. Et cela tombait au moment où nos parents étaient présents. Les Interahamwe[2] et des militaires sont venus, et ils nous ont fait sortir de cette propriété où nous vivions. Il y avait beaucoup de Tutsi, ils nous ont amenés à l’école à côté de chez Pauline NYIRAMASUHUKO (membre du gouvernement intérimaire et génocidaire). Nous avons passé la nuit à cet endroit, nous y avons trouvé d’autres gens qui provenaient de différents endroits et qui étaient venus trouver refuge. Parce que partout ailleurs il y avait des massacres qui se commettaient. Nous avons passé la nuit sur place, ainsi que de nombreuses autres personnes. Le troisième jour, Pauline NYIRAMASUHUKO et les Interahamwe, son fils Shalom NTAHOBALI et sa belle-fille Béatrice MUNYENYEZI étaient à la barrière qu’ils avaient érigée devant chez NYIRAMASUHUKO. Et elle a ordonné qu’il fallait « se débarrasser des saletés » près de sa maison. Je précise que la saleté, c’était les Tutsi.
Ils ont commencé à prendre des Tutsi, pour les emmener dans le champ de café qui était en contrebas, et on a commencé à les tuer. Les autres, qui étaient des femmes, les Interahamwe les ont prises, parmi lesquelles se trouvaient ma tante Alphonsine et ma sœur. Les Interahamwe les ont emmenés chez Pascal (alias GIKOSA), qui était le conseiller. Les Interahamwe qui tenaient la barrière de chez Pauline vivaient là-bas, ainsi que le fils de Pauline NYIRAMASUHUKO. Donc on les a emmenés chez Pascal devant la paroisse, et elles ont été violées là-bas.
Une fois que Pauline NYIRAMASUHUKO a ordonné d’enlever la saleté de là, d’autres nous ont conduits au bureau de la préfecture de BUTARE. Quand nous sommes arrivés sur place, d’autres gens ont continué à affluer. C’était des Tutsi qui fuyaient. Nous y avons passé de nombreux jours. Quand ils ont fini de violer ma tante, ma sœur et d’autres personnes qui étaient avec elles, elles ont été conduites au bureau de la préfecture (là où nous nous trouvions) et elles ont été tuées. Il y avait une fosse à cet endroit, devant le rectorat de l’université, à un endroit où se trouvait un avocatier. Ma tante Alphonsine a été tuée à cet endroit, ainsi que ma sœur Grégoria. Tout ça, c’était sur ordre de Pauline NYIRAMASUHUKO.
Comme les Interahamwe venaient chercher les gens tout le temps, ils avaient des véhicules à bord desquels ils embarquaient des gens pour aller les tuer dans différents endroits dans la ville de BUTARE. Certains étaient embarqués pour être tués à l’IRST (Institut de recherche). Quand j’ai vu qu’on tuait mes frères, il ne me restait que mon petit frère Innocent. Vous savez, c’était la première fois que je voyais un mort.. Nous avons eu très peur, nous nous sommes dispersés dans la ville, chacun essayant de fuir. Mon petit frère et moi avons fui avec des gens qui étaient avec nous, des enfants de mon âge. Et quand nous sommes arrivés devant l’hôtel Faucon, on y a tué mon petit frère. Moi j’ai fait demi-tour, je suis passé en contrebas de l’hôtel Faucon, j’ai emprunté le chemin à travers la forêt de KABUTARE et je m’y cachais avec d’autres. Il pleuvait beaucoup et nous avions faim. C’était difficile de trouver un passage. J’ai continué à me cacher à travers cette forêt, et tout ça sous la pluie. J’étais sonné, mes frères étaient morts, je n’avais aucun moyen de retourner chez nous là où nous étions nés, parce qu’il y avait partout des barrières.
Donc je suis parti en me cachant, par temps difficile, j’ai essayé de trouver le moyen d’aller à TUMBA chez ma tante qui habitait à coté de chez Sosthène MUNYEMANA. J’y suis allé en me cachant. C’était difficile parce qu’il y avait des barrières partout. C’était la nuit et il pleuvait, j’ai essayé de trouver un moyen de passer à travers la forêt de l’université, en passant dans les marécages et les chemins difficiles. Je me disais que si je tombais sur une barrière, je ne m”en sortirais pas. Parce que j’avais vu à la barrière de NYIRAMASUHUKO, avant qu’elle ne dise qu’il fallait enlever la saleté à côté de sa maison, que des Tutsis étaient tués. On les avait fait asseoir et on avait demandé leurs papiers. A ce moment-là je m’étais donc dis que si je passais par une barrière, on allait me tuer également. Comme mes autres frères, qui se sont fait tuer. Je suis arrivé le matin à TUMBA vers 9h. Quand je suis arrivé là-bas, je suis tombé sur la barrière à côté de chez Sosthène MUNYEMANA. Elle se trouvait à coté d’un endroit où il y avait une statue de la vierge, à coté de chez ma tante chez qui j’allais.
Quand je suis arrivé sur place j’ai trouvé ma tante et ma cousine qui s’appelle Immaculée, et beaucoup d’autres Tutsi. On les avait fait asseoir sur cette barrière, et on m’a fait asseoir également. Il y avait des Interahamwe à cette barrière, et ils sont allés chercher Sosthène MUNYEMANA. On était à côté de sa maison, et comme il avait la clef du bureau de secteur, les Interahamwe lui ont dit de venir parce que les gens devenaient nombreux. Sosthène MUNYEMANA est venu, ils nous ont fait remonter et il a ouvert le bureau de secteur. Mais des femmes et des filles, dont ma tante et ma cousine (que j’avais retrouvées à la barrière de TUMBA) sont restées à côté. Moi, on m’a conduit avec les hommes et jeunes hommes à l’intérieur du bureau du secteur, puis Sosthène MUNYEMANA a refermé et il est reparti chez lui avec les Interahamwe. Je précise que nous avions trouvé d’autres Tutsi qui se trouvaient déjà à l’intérieur.
Plusieurs heures plus tard, vers le soir à 18h, Sosthène MUNYEMANA a ouvert et a ordonné aux Interahamwe de nous tuer sur la fosse à côté du bureau du secteur. Au moment où ils nous faisaient sortir, on a vu d’autres Interahamwe venir avec des gens, ainsi que ma tante et ma cousine, et nous sommes tous partis en direction de la fosse pour être exécutés. Les femmes étaient sur une colonne et les hommes sur une autre. Les Interahamwe ont commencé à ligoter les gens par derrière et à les tuer. Il y a des gens qu’on ligotait, qu’on tuait et qu’on jetait dans cette fosse.

Comme moi j’avais quitté la ville, et que j’avais vu ce qui était arrivé à mes frères, je pensais sincèrement que si je trouvais ma tante à TUMBA tout irait bien – comprenez que je suis parti pour trouver un moyen de me sauver la vie. Mais quand je suis arrivé sur place, j’ai constaté que les meurtres étaient en cours. J’étais un peu déboussolé, c’était la première fois que je voyais comment un homme mourait et que je voyais du sang. Alors quand j’ai vu qu’on commençait à ligoter les gens, je suis tombé. Quand je me suis relevé, on commençait par tuer les gens de devant, et moi j’étais derrière. Et quand je suis revenu à moi, je suis passé à travers les jambes des Interahamwe et j‘ai couru. J’ai couru, mais comme je ne savais pas où j’allais, je suis tombé dans un fossé et je me suis cassé le bras. Je me suis traîné, petit à petit, parce que j’avais faim et compte-tenu de la pluie aussi. Je suis allé passer la nuit dans une forêt de pins, au-dessus de la route qui menait vers la rivière KANYARU. Je suis resté là un bon moment, me cachant dedans. Les massacres continuaient et les Interahamwe venaient y traquer les Tutsi avec des chiens.
Alors quand j’ai vu qu’il faisait nuit (car c’est la nuit qu’on pouvait trouver un moyen de se faufiler), je suis parti. J’ai croisé un autre Tutsi du nom de Jean-Baptiste NTWARI, qui avait été frappé avec un gourdin et qui avait des blessures sur la tête. Comme il était plus âgé, il m’a dit: “Vu qu’on traque les gens avec les chiens, il faut quitter cet endroit, il faut essayer de quitter cette forêt”. Nous avons essayé, nous sommes partis, nous sommes retournés en ville et je suis retourné là ou je vivais avec ma tante. On a trouvé un jeune homme qui habitait cette propriété, mais qui n’était pas pourchassé. Quand il m’a vu, il m’a demandé: “Qu’est-il arrivé à ta tante ? Tu es parti avec ta famille et tu es le seul à revenir ?”. Je lui ai dit qu’ils ont été tués. Comme j’étais très sale compte tenu des jours que je venais de passer dans la forêt et avec la faim, il nous a ouvert, nous a fait entrer dans la maison, et il m’a donné de l’eau.
Comme j’avais très faim, et que ça faisait longtemps que je n’avais pas mangé, quand j’essayais de boire je n’y arrivais pas. Il nous a dit de monter nous cacher dans le faux plafond. Il nous a dit: “Vu qu’on est venu vous chercher ici, ils pensent qu’il n’y a plus personne. Ils ne vont pas revenir”. Donc j’ai vécu dans le faux plafond en compagnie de Jean-Baptiste, et cet ami a continué à nous aider par ces temps difficiles comme il pouvait. Quand on avait besoin de sortir comme pour aller aux toilettes, il surveillait quand il était très tard la nuit où tout le monde dormait, il surveillait et nous faisait sortir quand nous allions prendre l’air dehors. Nous avons pu quitter le plafond quand le FPR est venu nous libérer.
Voilà. C’est cette vie que j’ai vécue”.
Le témoin a terminé son récit. L’audience est suspendue à 13h.
L’audience reprend à 14h avec l’interrogatoire de Vincent SIBOMANA. Le président prend la parole. Il est demandé au témoin de regarder Sosthène MUNYEMANA et d’indiquer si c’est bien l’accusé qu’il déclare avoir vu. Le témoin confirme sans équivoque.
Sur questions du président, le témoin explique que Sosthène MUNYEMANA les a enfermés, que ce dernier a dit aux Interahamwe de les conduire au bureau de secteur. Il ajoute qu’après, aux environs de 17h30, l’accusé est venu ouvrir et a ordonné aux Interahamwe de les emmener à la fosse. Il précise que durant le génocide, il a perdu son cousin, sa tante Alphonsine, sa cousine, sa tante Rose, sa mère et d’autres personnes qu’il a déjà mentionnées.
La parole est à la cour, qui n’a pas de question à poser au témoin.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin répond: « Après le génocide je me suis retrouvé seul dans la famille avec ma petite sœur, car j’avais perdu tout le monde. J’ai pris le souci d’aller élever un enfant, alors que moi-même j’étais encore très jeune (14 ans). Je n’ai donc pas pu retrouver le chemin de l’école, et à cause de cela, je me suis consacré à élever ma petite sœur car j’ai eu la chance de la retrouver. Aujourd’hui, elle est là, elle a grandi. Elle s’est mariée et elle a deux enfants”.
Sur le bureau de secteur, il explique que ce n’était pas un lieu de protection, ”mais une prison pour les Tutsi, avant de les conduire jusqu’à leur lieu d’exécution”.
À la question de savoir quelles ont été les conséquences de la perte de sa famille, le témoin déclare que “les conséquences sont nombreuses. La première c’est que je suis devenu orphelin très jeune, alors que c’est mes parents qui subvenaient à tous mes besoins. Je suis donc devenu parent avant l’âge, quand j’ai dû aider ma sœur. Je n’ai pas pu avoir beaucoup d’opportunités, par exemple je n’ai pas pu continuer ma scolarité. Donc je suis retourné à la maison et j’ai recommencé une autre vie. J’ai donc eu beaucoup de responsabilités, comme un majeur alors que j’étais petit moi-même. Je suis retourné ce qui avait été chez nous, mais tout avait été rasé, la nourriture avait été mangée et toute ma famille décimée. Le nouveau gouvernement, après plusieurs années, m’a trouvé un domicile. Quand j’y suis retourné avec ma petite sœur, j’ai tenté de rentabiliser et d’exploiter les terres de mes parents et j’ai pu subvenir à nos besoins. Après je me suis marié et je suis père de famille de trois enfants. Il reste une chose qui m’attriste : c‘est quand mes enfants me demandent où sont nos grand-pères et grand-mères. Et que je n’ai aucune réponse à leur donner… « C’est une blessure pour moi aussi, de n’avoir rien à dire ni à répondre à mes propres enfants”.
Sur questions de l’avocat général, le témoin précise que le génocide a démarrer le 20 avril 1994, et qu’il s’est retrouvé devant chez Pauline NYIRAMASUHUKO le 23. Il racontera de nouveau son périple, en racontant de nouveau les circonstances qui ont amené sa tante Alphonsine et sa sœur à se faire violer, et son petit frère à se faire exécuter devant l’hôtel Faucon. Il explique ensuite avoir déjà vu Sosthène MUNYEMANA avant le génocide, lorsqu’il rendait visite à sa tante Rose qui vivait à TUMBA (et qu’il a voulu rejoindre lorsqu’il s’est fait arrêter à la barrière). Il précise avoir été étonné que Sosthène MUNYEMANA soit le meneur “parce que pour une personne qui est supposée donner la vie, il était plutôt en train de ravir celle des autres”. Il ajoute n’avoir jamais vu l’accusé prodiguer des soins ou donner à manger aux Tutsi enfermés dans le bureau de secteur.
La parole est aux avocats de la défense. Ils questionnent le témoin sur le document relatif à son état-civil. Cela dure plus d’une vingtaine de minutes, mais le témoin ne comprend ce que souhaite savoir la défense. D’autant que celui-ci n’est pas aux faits des aléas administratifs du Rwanda.
À la question de savoir pourquoi le témoin n’avait jamais encore été entendu dans le cadre de ce dossier, Vincent SIBOMANA fait remarquer qu’il avait 14 ans à l’époque du génocide, qu’il avait traversé des moments indicibles et qu’il portait sur ses épaules des responsabilités nouvelles. Il ajoute: “Personne n’est venu me voir pour témoigner comme les gens en ville. Mais nous avons des témoignages, car nous avons vécu beaucoup de choses, traversé différentes choses, et nous avons traversé des choses difficiles. Même dans 100 ans, nous pourons toujours témoigner pour raconter notre histoire et ce que nous avons vécu”.
L’interrogatoire de Vincent SIBOMANA se termine à 15h23.
Audition de madame Espérance KANYANGE, partie civile.
Espérance KANYANGE, partie civile, est appelée à la barre pour témoigner. Elle est accompagnée d’un interprète.
Il lui est demandé de décliner son identité, son âge (51 ans), sa profession (agriculteur-éleveur) et son domicile.
Le témoin déclare spontanément :
“Dans ma famille, dans la famille de mon père nous étions 9 membres d’une fratrie et je suis la seule survivante. Ce que je dis sur Sosthène MUNYEMANA : il y avait ma petite sœur et un neveu, et nous sommes descendus de la préfecture. Nous sommes passés devant la barrière de Pauline NYIRAMASUHUKO, nous sommes descendus et nous sommes passés devant la barrière devant l’université. Nous sommes descendus encore pour passer la barrière de SINDIKUBWABO. Nous sommes montés et nous cherchions une maison pour essayer de trouver quelque chose à manger.

Nous sommes allés à TUMBA, chez Sosthène MUNYEMANA. Quand nous sommes arrivés là- bas, il y avait une barrière à côté de la statue de la vierge qui était gardée par les miliciens. Ces Interahamwe nous on fait nous asseoir par terre. Ils m’ont demandé nos pièces d’identité, et comme j’étais la plus âgée, pensant que si je montre la carte ils verraient que je suis Tutsi, je leur ai dit que je n’en avais pas. Les Interahamwe nous ont demandé de nous asseoir par terre et d’attendre les autres. Nous nous sommes assis, et au bout d’un moment il y a deux femmes qui sont arrivées en face. Quand on leur a demandé leur pièce d’identité et qu’elles ont dit qu’elles n’en avaient pas, un Interahamwe avec un gourdin s’est détaché du groupe et nous a fait partir. Il nous a amenés au bureau du secteur, là où Sosthène MUNYEMANA enfermait les Tutsi à tuer.
Nous sommes arrivés au bureau du secteur, d’autres gens étaient enfermés à l’intérieur et Sosthène MUNYEMANA a ouvert. On a fait rentrer toutes les personnes qui étaient avec moi et j’en ai profité pour me glisser et me cacher derrière le bureau du secteur. J’ai continué à me cacher ces jours-là, et j’ai vu qu’au bout d’un moment, les Interahamwe sont venus chercher une personne enfermée au bureau de secteur. Sosthène MUNYEMANA a ouvert et les Interahamwe ont tué les Tutsi à la fosse de KARANGANWA. Je les entendais hurler quand on leur donnait des coups de machette. Ensuite, on les a jetés dans la fosse. Dans ma fuite, à chaque fois que je voyais quelqu’un, on m’appelait “Tutsi”, on me frappait et on me violait. Donc j’ai décidé de retourner à la préfecture où nous vivions avant. J’y suis allé et comme il y avait mes proches parents qui habitaient chez Abdallah, je suis allé chez lui. Je dormais là, je voyais les véhicules qui chargeaient les hommes pour les tuer, et des femmes pour aller se faire violer. A un moment, j’ai vu un domestique donner à manger chez de proches parents, et cette personne qui avait une jupe de Joséphine m’a dit : “Ce n’est pas la peine de remonter, tous tes proches parents ont été tués et leurs cadavres jonchent le sol à KABUTARE à côté de l’étang”. Et il m’a dit : “Si tu veux continuer, tu peux aller voir”.
J’ai vu des personnes qui ont été tuées, des femmes qui ont été embrochées et un jeune qui venait d’être tué et s’appelait KALISA. Ce jeune a été tué par Claudien. Je suis donc restée à la préfecture. On sait à quel point les gens sont mauvais et je me demandais où aller. Il n’y avait pas de lendemain. Mes frères sont morts, mes parents, toute ma famille, toute la colline… je me demandais comment vivre. Je suis montée parce que je me disais que j’allais mourir, j’avais l’impression que je donnais la nausée à tout le monde. Je me suis dit que j’allais voir ma grande sœur qui était mariée et vivait à NKUBI mais je ne l’ai pas trouvée. Donc j’ai traversé toutes les barrières, je n’avais plus envie de vivre. Quand je suis arrivée chez Theodore SINDIKUBWABO, j’ai levé les bras pour que les militaires me tirent dessus. Ils n’ont pas tiré, ils m’ont dit de passer de l’autre côté. Je suis allé dans un lieu appelé le petit pont. Il y avait une barrière, j’y ai croisé un homme qui habitait à côté de chez nous, et il m’a regardé et a dit : “Je croyais qu’on avait tué tous les tutsi”. On m’avait fait asseoir à cet endroit-là.
Mais à cet endroit, il y avait beaucoup d’aller et venues de gens qui allaient au marché, d’autres qui transportaient des marchandises. Et comme je me disais que j’étais morte, je me suis levée et je suis partie. Quand je suis arrivée, j’ai trouvé ma sœur qui avait un bébé au dos, elle m‘a demandé où j’allais. Elle m’a expliqué qu’on avait tué toute sa famille. Je lui ai demandé de faire chauffer de l’eau pour me soigner car SAMSON m’avait donné un coup de gourdin dans le dos et j’avais un abcès. Elle m’a dit : “Ce n’est pas possible, même l’eau que j’ai bue hier, j’ai demandé à un enfant d’aller la puiser pour moi. Si j’y vais, on va me tuer”. Je suis restée avec elle dans le champ de sorgho et nous nous cachions. Pendant trois jours on est restés là, et c’est là qu’est venu une attaque de Jean KOMEZUKO.
Cette attaque est venue, nous a embarqués, et ils allaient dans le faux plafond piquer avec des lances disant qu’on cachait nos frères Inkotanyi[3]. Ils ont détruit les maisons, ils m’ont violée, un m’a piqué le pied avec une lance et on m’a dit de ne pas bouger. Un autre a allumé une allumette et m’a brûlé les cheveux en disant que j’avais dit que les Hutu sentaient mauvais, et a ajouté : “Maintenant, vous aussi les Tutsi vous puez”.
Le lendemain matin, je suis repartie à BUTARE à la préfecture. Je suis partie très tôt le matin, je suis passée devant la barrière à RANGO près de l’église, et je suis partie. J’ai coupé de l’herbe que j’avais liée avec le pagne pour faire comme une hutu qui vient chercher de l’herbe pour nourrir ses animaux. J’ai porté ces herbes et quand je passais, je me faisais passer pour une Hutu. Quand je suis arrivée à MUKONI, j’ai vu des Interahamwe a une barrière et ils m’ont dit que j’étais une Inkotanyi. J’ai répondu par la négative Mais ils ont appuyé sur mon omoplate, j’ai dû remonter mes vêtements parce qu’ils voulaient regarder. Il y avait une femme, Jeanne, une Interahamwe, qui a dit : “Ces jambes ne sont pas les jambes d’une Hutu”. Ils m’ont dit d’ailleurs, quand ils ont vu mon cou et mes côtes, que j’étais Tutsi et m’ont dit de m’asseoir. Au bout d’un moment, je me suis dit que de toute façon je ne serais pas sauvée. Alors je suis retournée à la préfecture et je suis retournée à cette vie.
Chaque soir, les véhicules chargeaient les hommes et les jeunes gens, les femmes étaient violées et ceux qui restaient là étaient frappés. KANYABASHI et d’autres ont fait une réunion et ont décidé qu’on ne pouvait pas rester à la préfecture. Sosthène MUNYEMANA était également à la réunion. Ils ont décidé que nous devions être enfermés dans l’enclos des Frères, là où il y avait Terre des hommes. Ils nous ont fait embarquer à bord du bus qui nous a d’abord conduits à INYANGE. Là-bas, il y avait des réfugiés burundais qui ont encerclé le bus et on s’est fait tabasser. Certains étaient dévêtus, d’autres sont morts et on nous a ramenés à la préfecture. Comme nous sommes retournés à la préfecture, les chauffeurs repartaient. Quand ils ont vu que nous revenions à la préfecture, c’est là qu’on a embarqué pour nous amener à RANGO dans l’enclos des Frères. On a dit : “De toute façon ceux-là ce sont des fantômes”. On nous a donné un Interahamwe, Fidèle, qui devait nous garder. Il avait un fils et nous ne devions pas bouger. Il fallait rester là. On devait puiser de l’eau à MUKURA, là où on jetait les cadavres. Donc l’eau qu’on buvait était mélangée au sang des cadavres. Les gens qui étaient avec nous mouraient de la dysenterie, et d’autres de la faim. Nous passions notre temps à enterrer les gens. Nous sommes restés là jusqu’à ce qu’on nous sauve”.
Sur questions du président, le témoin confirme que Sosthène MUNYEMANA était présent lorsqu’il fallait ouvrir le bureau du secteur. Elle explique qu’elle l’avait déjà vu auparavant à TUMBA. Elle précise qu’elle a réussi à échapper au bureau de secteur en se glissant discrètement derrière Sosthène MUNYEMANA quand celui-ci ouvrait le local. Elle ajoute que le bureau de secteur était tout sauf un lieu pour mettre les Tutsi à l’abri.
S’agissant de la réunion qu’elle évoque, le témoin précise qu’elle a eu lieu au sein de la maison mixte et confirme avoir vu l’accusé y participer dans les premiers jours du mois de mai. Concernant le bureau du secteur, le témoin précisera sur question de l’avocat général que la scène à laquelle elle a assisté s’est déroulée avant midi.
L’audience est suspendue à 16h30 et reprend à 16h40.
Sur les questions de la défense, le témoin explique ne pas s’être échappé immédiatement du bureau de secteur pour sauver sa vie, parce que “vivre ne me disait plus rien. A quoi cela sert sans famille, sans personne ? Qu’ils me tuent ou pas, c’était la même chose, aucun Hutu n’avait pitié de moi. Je vous ai dit tout à l’heure que j’avais levé les bras à la barrière SINDIKUBWABO dans l ‘espoir d’être tuée.. parce que je ne voulais pas mourir à coup de machettes ou de gourdins. Mais même là, ils n’ont pas voulu gâcher une de leur balle. Alors je suis restée, pour voir ce qui allait arriver aux autres qui étaient avec moi.”
S’agissant de la réunion évoquée à laquelle le témoin a vu Sosthène MUNYEMANA, elle explique qu’elle a eu lieu au sein de la salle polyvalente, et qu’il s’agissait de prendre une décision concernant le sort des Tutsis enfermés à la préfecture.
La défense pose de nouveau des questions s’agissant d’un acte notarié, mais le témoin ne comprend pas de quoi la défense lui parle, et n’a pas de réponse à apporter aux méandres administratifs du Rwanda.
A 17h00, une pause est réalisée dans l’interrogatoire en présentiel d’Espérance KANYANGE, le témoin suivant étant prêt à être entendue. Il s’agit de Providence MUKANDOLI, partie civile. Elle se présente en visioconférence des Etats-Unis. Un interprète est présent en salle d’audience pour procéder à la traduction.
Espérance KANYANGE est de nouveau appelée à la barre, afin que les avocats de la défense puissent l’interroger.
Ils reprennent une série de questions sur un acte notarié, mais le témoin répète ne pas comprendre les questions, ni les méandres de l’administration rwandaise.
L’interrogatoire d’Espérance KANYANGE prend fin à 19h45.
Audition de madame Providence MUKANDOLI, partie civile, en visioconférence des Etats-Unis.
Il est demandé au témoin de décliner son identité (Providence MUKANDOLI), son âge (née en 1974), sa profession et son domicile (dans l’Iowa aux USA).
Le président indique que le témoin a été entendue à quatre reprises dont une confrontation et une plainte.
« La première fois, nous avons entendu des bruits de balle, nous avons fui. Nous avons quitté la maison et nous sommes réfugiés dans un centre. Ils sont venus nous prendre pour nous emmener dans un lieu, nous y sommes restés pendant trois jours. La troisième nuit, les miliciens et les Interahamwe sont venus tuer des gens. Des pères et des personnes fortes ont demandé qui pouvait courir et chacun est parti sur un côté. Je cours jusqu’au secteur de TUMBA. J’ai trouvé mon père là-bas, différentes personnes y venaient parce que on disait qu’il y avait la possibilité d’avoir la vie sauve.
Le troisième jour, un homme nommé Sosthène est entré, nous a contrôlé, ils raflaient quelques personnes à tuer. Après, il est revenu et mon père a demandé « docteur, donne-moi un moyen de quitter cet endroit. ». Sosthène MUNYEMANA a répondu « je n’ai rien à te dire ». Il nous a dit de partir, j’avais un enfant sur le dos, un homme nous a demandé de le suivre. Deux jours après, un homme est venu et a dit avoir reçu des ordres de son supérieur de remettre les gens dans les maisons (en ruine). On nous a amené dans les ruines, il pleuvait, on était mouillés.
Le deuxième jour on a subi une attaque vers 2h du matin, Mon père, mon frère et mes autres voisins sont morts (c’était le 6 mai). À ce moment on nous avait dit qu’il y avait une accalmie et il fallait nous aider. Mais tout ce monde a été raflé, il n’y a que moi qui suis rescapée. Environ 600 personnes sont tuées ce soir-là.
Le lendemain, un Interahamwe est revenu et dit devoir faire un rapport à son supérieur (Sosthène MUNYEMANA) et il demandait à « en trouver d’autres ». Tous les soirs, ils disaient qu’ils donnaient leur rapport à Sosthène, c’est comme ça que j’ai su. Nous étions cachés dans une maison la journée et le soir, on sortait, on pouvait aller près des barrières et tout entendre.
J’ai été conduite au moins trois fois à la fosse, Cassien disait que « c’est la fille de ..( ?) » et qu’il fallait me laisser. »
La témoin habitait le secteur de TUMBA. Elle était à plus ou moins 6 à 7 minutes à pied du bureau de secteur et la maison de Sosthène MUNYEMANA était en face. Elle avait la vingtaine.
« Mon père a reçu l’ordre d’aller au bureau de secteur, il disait d’aller au secteur de TUMBA parce que c’est là que se trouvent les autres. J’y suis allée en me cachant dans les forêts… On croyait à la possibilité d’un refuge mais on venait chercher les gens et ils ne revenaient pas. »
Monsieur le président: « À quel moment vous voyez Sosthène MUNYEMANA? »
Le témoin: « Deux fois, la première fois en passant par le BS, la deuxième fois, lorsque mon père a demandé à SM de le faire sortir. »
Monsieur le président: « Votre père connaissait Sosthène MUNYEMANA? »
Le témoin: « Mon père travaillait au laboratoire universitaire. Sosthène MUNYEMANA était un gynécologue très connu »
Monsieur le président: « Sosthène MUNYEMANA dit ne pas connaitre votre père. »
Le témoin: « Je ne sais pas, bien sûr il devait le nier. »
On pourra également se reporter à l’audition de madame Providence MUKANDOLI lors du procès en première instance, le 29 novembre 2023.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR pour les relectures
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑] - Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
- Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]