Procès RWAMUCYO, vendredi 25 octobre 2024. J19


 

On pourra également se reporter au compte-rendu de la veille revu et complété.

Interrogatoire de l’accusé sur le fond (suite[1])

La seconde partie de l’interrogatoire de monsieur RWAMUCYO portera particulièrement sur la réunion du 14 mai à l’UNR[2], en présence de Jean KAMBANDA, et sur le Cercle des Républicains.

Monsieur le président débutera l’interrogatoire en abordant les liens entretenus par l’accusé avec la CDR[3] (et notamment son président, Jean-Bosco BARAYAGWIZA) et la RTLM[4]. RWAMUCYO considèrera que les meetings de la CDR s’inscrivaient dans « l’air du temps » et qu’il n’y accordait pas une importance particulière. Questionné sur le caractère extrémiste du livre de BARAYAGWIZA intitulé Le sang hutu est-il rouge ?, RWAMUCYO dira qu’il ne le qualifierait pas ainsi. Il ira jusqu’à affirmer que BARAYAGWIZA, un de ses plus proches amis[5], a été victime d’un « procès politique » au TPIR[6]. « Je voudrais qu’on puisse me dire clairement si je suis ici pour un procès politique » continuera-t-il. Les liens de l’accusé avec la ministre de la famille et de la promotion féminine, Pauline NYIARAMASUHUKO[7], seront également traités. RWAMUCYO affirme qu’il n’avait pas connaissance de ses attributions relatives à l’auto-défense civile à BUTARE.

Sera donnée lecture de nombreux documents et extraits, comme le compte rendu du conseil de sécurité du 31 mai 1994. Sur la question de la pacification, l’accusé affirmera que cela équivaut à « chercher à éteindre les troubles, arrêter les tueries ». Il qualifie de « risibles » les consignes de lutte contre les « inyenzi[8] » figurant dans le compte rendu comme le « débroussaillage » : « ça n’a pas empêché les combattants du FPR [de prendre BUTARE] ». RWAMUCYO fera comme s’il ne connaissait pas le sens implicite de cet élément de langage (le « débroussaillage » signifiant la traque des rescapés Tutsi). Il s’appuie sur le double langage. Il en ira de même pour l’auto-défense civile, dont le but, pour l’accusé, était notamment de venir en aide aux rescapés Tutsi.

L’interrogatoire donnera lieu à la lecture de plusieurs passages de la réunion du 14 mai avec le premier ministre KAMBANDA[9]. Celle-ci avait pour but de « partager des réflexions, des avis » selon RWAMUCYO. Seront d’abord lus des extraits de l’intervention de Jean KAMBANDA, qui mobilise les intellectuels et leur « clairvoyance suffisante pour savoir où est l’ennemi ». L’avis de l’accusé sera largement sollicité par monsieur le président LAVERGNE. Le terme « inyenzi » qui figure dans l’extrait ? Il soutient que c’est une référence aux « vaillants », du nom que les combattants exilés se donnaient dans le cadre de leurs incursions dans les années 60. RWAMUCYO parle de « diabolisation mutuelle », et affirme que « les Hutu comme les Tutsi ont tous été victimes de cette guerre, et l’ont vécue de la même manière ». Selon lui, « le FPR[10] est la cause première » du génocide.

La transcription de l’intervention de RWAMUCYO le 14 mai est également lue par monsieur le président. L’accusé est largement interrogé sur la teneur de son discours, dans lequel il appelle à ne pas parler de « massacre », dit que le gouvernement « est celui du secours » et plaide pour un « langage unifié ». Il y décrit l’auto-défense civile comme un « pont entre les civils et les militaires ». En 1994, il déclarait également que « quand la minorité veut combattre la majorité, elle dit qu’il n’y a pas de majorité, pas d’identité ». Monsieur le président demande à RWAMUCYO si la communication et la maîtrise du langage étaient importantes pour lui. Il répond laconiquement « normalement, dans une situation comme celle-là, oui ». On remarquera que la stratégie de l’accusé est de faire passer la guerre au-dessus du génocide. Il ira jusqu’à affirmer qu’il plaidait pour la paix, et pour l’ouverture de négociations. Pourtant, comme l’a relevé monsieur le président, aucune mention n’est faite des massacres, des cadavres et de la gravité de la situation.

Les jurés l’interrogeront sur son appartenance à la CDR, l’enregistrement de la réunion du 14 mai et l’élément déclencheur du génocide. Lorsqu’on lui demande si son affirmation « les Tutsi ont été victimes de la guerre » n’est pas une forme de légitimation du génocide, il répond : « Non, il n’y a rien qui puisse justifier le génocide des Tutsi. Mais si la guerre n’avait pas eu lieu, [il n’y aurait pas eu de génocide]. Une témoin qu’on a entendue ces derniers jours a dit ‘l’attaque du FPR a fait un tort aux Rwandais que vous êtes loin d’imaginer’. C’est une déchirure sociale, encore aujourd’hui. Vous ne poseriez pas cette question si la guerre n’avait pas eu lieu. La guerre est à l’origine du génocide Tutsi, de cette fracture. Les Rwandais ont tout essayé, sauf la justice et la réconciliation. Je n’ai jamais tué un Tutsi, et je n’ai jamais souhaité qu’un Tutsi ne meure. Au Rwanda, nous n’avons pas de justice réconciliatrice, car on nous enferme dans des positions irréconciliatrices. La guerre continue à nous faire du tort, car les tenants de cette doctrine y trouvent leur intérêt ».

Un membre du jury demandera plus de précisions sur le Cercle des Républicains de BUTARE. RWAMUCYO le décrit comme un « groupe de réflexion mis en place après le 6 avril 1994 [p]our conduire des réflexions sur la situation socio-politique du pays ». Il dit en être « à la base », d’où le fait qu’il en porte la voix le 14 mai. Il en souligne la dimension informelle (« des réunions de salon »), un cercle « entre voisins »« l’on se rencontre et on réfléchit ». Cette description interpelle monsieur le président LAVERGNE, qui lui fera remarquer qu’une convocation formelle à une réunion du Cercle figure au dossier. L’accusé explique que c’est une rencontre qui devait se tenir avec un autre cercle d’intellectuels (venant de Kigali cette fois-ci), les Défenseurs des intérêts de la nation. Elle n’a cependant jamais eu lieu. RWAMUCYO dit avoir assisté « impuissant » à la succession d’événements qui étaient « redoutés ». « Tout le monde avait peur » selon lui.

Les avocats des parties civiles comme les avocats généraux souligneront les liens idéologiques du Cercle des Républicains avec le Cercle des Républicains Progressistes (CRP), créé quelques années plus tôt par NAHIMANA[11]. Ils interrogeront RWAMUCYO sur le caractère extrémiste de son « cercle de voisins ». Suivant les travaux de Jean-Pierre CHRETIEN, Me PERON voit ce cercle comme la résurgence à BUTARE du CRP de NAHIMANA. Relevant sa grande maîtrise des éléments de langage et la portée de ses directives, Me EPOMA qualifiera l’accusé de « chef de guerre ». D’autres questions des parties civiles mettront en avant l’absence complète de réprobation des crimes commis dans l’intervention du 14 mai.

L’avocat général, Me PERON, évoquera les meetings du MRND[12] et de la CDR[3] auxquels auraient assisté RWAMUCYO et BARAYAGWIZA. Il interrogera l’accusé sur son rôle dans l’auto-défense civile (il est détenteur d’un fusil), les suites concrètes de la réunion du 14 mai et les liens entre le Cercle des Républicains avec les partis extrémistes. Me PERON fait notamment remarquer que dans les notes personnelles de Jean KAMBANDA de la réunion, la mention des partis MRND, CDR, MDR[13] et PRD[14] figure à côté du nom de RWAMUCYO. Ce dernier a d’ailleurs reçu ce jour-là des remerciements très appuyés de la part du premier ministre.

L’avocate générale, Me PETRE, reviendra largement sur la convocation formelle à la réunion du Cercle, intitulée « table ronde politique à BUTARE » le 23 juin. Elle interrogera RWAMUCYO sur son exil, la création du CERRCI (Cercle d’Entraide des Réfugiés Rwandais en Côte d’Ivoire) et les menaces de mort qu’aurait reçues monsieur René DEGNI-SEGUI[15] de la part de ce Cercle. Enfin, l’avocate générale demande à RWAMUCYO s’il contribuerait à la rédaction d’un livre hommage au président HABYARIMANA. Et l’accusé, sans hésitation, de répondre par l’affirmative en précisant que « HABYARIMANA est un homme digne d’hommages ».

Maître MATHE commence par revenir très longuement sur le discours de son client le 14 mai 1994 en présence du premier ministre Jean KAMBANDA[16]. Elle reprend une à une les différentes propositions faites par RWAMUCYO.

Une caractéristique de la méthode de l’avocate est de poser ce que l’on appelle « de fausses questions ». En effet, la question comprend déjà la réponse qu’elle attend de son client qui ne peut qu’acquiescer. « Dans cette recommandation, vous avez bien voulu dire que… ». L’accusé ne peut que répondre par l’affirmative.

Sera abordée ensuite la notion de l’auto-défense civile, la formation de son client en URSS qui a forcément forgé sa culture politique.

Quant à savoir depuis quand monsieur RWAMUCYO a eu conscience qu’il s’agissait bien d’un génocide, on aura du mal à obtenir une réponse claire. Toujours est-il qu’il n’a pas eu connaissance de massacres qui se seraient poursuivis après l’enfouissement des corps. Il fait une vague mention de la fosse de NDORA. (NDR. Fosse creusée sur la colline de KABUYE où le sous-préfet de GISAGARA, Dominique NTAWUKURIRYAYO, avait rassemblé les Tutsi, soit-disant pour les protéger. On retrouvera plus de 20 000 corps dans la fosse creusée par Emmanuel BIRASA. Dominique NTAWUKURIRYAYO, visé par une plainte du CPCR sera finalement jugé et condamné par le TPIR.)

Concernant l’arme qu’on lui avait remise, il ne pouvait pas s’en servir puisqu’il n’avait jamais appris à tirer.

C’est maître MEILHAC qui aura le mot de la fin: « Inlassablement, le ministère public essaie de vous rattacher à la CDR[3], dit-il à son client. « Pourtant, André GUICHAOUA vous a qualifié d’extrémiste indépendant[17]) »? Le témoin confirme qu’il « rame » souvent seul, qu’on ne peut lui imposer des idées qui ne seraient pas les siennes. Était-ce adroit, de la part de la défense de rappeler les propos du chercheur qui est intervenu plusieurs fois dans les procès précédents[18]? Ne retiendra-t-on pas uniquement le fait que RWAMUCYO était un EXTREMISTE?

Plaidoiries des parties civiles (1ère partie)

La fin de cette journée a été consacrée au début des plaidoiries des avocats des parties civiles. Elle se poursuivront lundi prochain 28 octobre. Nous reproduirons ici les interventions que les avocats voudront bien nous transmettre.

 

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jules COSQUERIC, bénévole

Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page

  1. voir le début de l’interrogatoire de l’accusé sur le fond, le 24 octobre 2024.[]
  2. UNR : Université nationale du Rwanda[]
  3. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[][][]
  4. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[]
  5. C’est lors de ses obsèques qu’Eugène RWAMUCYO a été arrêté. Voir l’audition de Jean-François DUPAQUIER le 7 octobre 2024.[]
  6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]
  7. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du  Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[]
  8. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[]
  9. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[]
  10. FPR : Front Patriotique Rwandais[]
  11. Ferdinand NAHIMANA : Idéologue extrémiste, désigné comme membre de l’Akazu et fondateur de la RTLM, Ferdinand NAHIMANA est directeur de l’ORINFOR de 1990 à 1992, date à laquelle le Président HABYARIMANA est contraint de le limoger, sous la pression internationale. Il serait également un des inspirateurs de la création des Interahamwe. Il a été condamné par le TPIR à la prison à vie en 2003 mais sa peine a été réduite à 30 ans de prison en appel en 2007, cf. glossaire.[]
  12. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[]
  13. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[]
  14. PRD: Parti pour le Renouveau Démocratique, à tendance extrémiste.[]
  15. René DEGNI-SEGUI : ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le Rwanda.[]
  16. Réunion du 14 mai 1994 à l’UNR (Université nationale de Butare) avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[]
  17. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[]
  18. Voir par exemple l’audition d’André GUICHAOUA, le 25 novembre 2021 lors du procès Claude MUHAYIMANA[]

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Procès en appel HATEGEKIMANA : vendredi 8 novembre 2024. J5

Auditions de Laetitia HUSSON (juriste au TPIR), Ignace MUNYEMANZI, le général Jean VARRET, Michaela WRONG et Erasme NTAZINDA (maire du district de NYANZA). Lecture de l'audition de Jacques SEMELIN.