Réquisitoire suite et fin.

Réquisitoire de monsieur Ludovic HERVELIN-SERRE.

« S’il ne s’était rien passé à Kabarondo ce 13 avril 1994, si l’Histoire s’était arrêtée là en cette journée épouvantable, s’il ne s’était rien passé au Centre de Santé… nous en avons assez pour dire que le génocide est passé par Kabarondo… S’il ne s’était rien passé à l’IGA… s’il ne s’était rien passé à Cyinzovu… nous en aurions assez pour demander que Tito BARAHIRA et Octavien NGENZI soient déclarés coupables! » C’est par ces mots que monsieur HERVELIN-SERRE commence son intervention.

Faisant allusion à l’enfouissement des corps, le procureur reconnaît que ce n’est pas répréhensible en soi, mais que dans le cas de Kabarondo il ne s’agissait pas de l’accomplissement d’un rite funéraire mais bien la volonté de dissimuler ce qui s’est passé à l’approche du FPR! Et d’ajouter: « Quand quelqu’un n’a rien à voir avec un meurtre, quel intérêt a-t-il à cacher les morts? » NGENZI était bien armé, c’est lui qui désigne les « volontaires« , il a gardé son autorité sur les policiers communaux… L’enfouissement des corps a probablement eu lieu le 16 plutôt que le 15!

Les massacres qui vont suivre à l’IGA [1] et au Centre de Santé, perpétrés par quelques-uns des fossoyeurs, se déroulent dans une parfaite continuité. D’ailleurs, à l’église, les victimes étaient-elles toutes mortes? Nous ne le saurons jamais. Par contre, avant d’enfouir les morts, il fallait laisser du temps pour permettre le pillage des corps:  » Les tueurs se sont rétribués sur les victimes! » Quant à NGENZI, s’il est resté sur place tout le temps de « l’enterrement », il est impossible qu’il n’ait pas compté les morts. Le procureur de reconnaître que « tous les endroits où NGENZI conduit des victimes se transforment en piège! »

Au Centre de Santé, on ne fait pas que soigner les blessés: les autorités empêchent les infirmières de soigner. Et d’ironiser:  » Pas d’électricité malgré les efforts de BARAHIRA! », faisant allusion aux propos de ce dernier lorsqu’il fait part de son agenda à la Cour! Les tueries au Centre de Santé étaient-elles pressenties? Un témoin le laisse entendre. Un autre témoin entend creuser un trou derrière le bâtiment. Les victimes seront exécutées devant la fosse, « les Tutsi à enterrer étaient des vivants! » NGENZI dit qu’il n’était pas là, et pourtant Félicien le voit, près de la citerne. Les blessés étaient emmenés debout, ceux qui ne pouvaient marcher étaient transportés sur des civières. On les dépouillait de leurs habits avant de leur asséner coups de gourdin ou de machette et de les jeter dans la fosse. Seuls les enfants criaient!

Après le Centre de Santé, « on va continuer sur ce chemin macabre qui mène à l’IGA » où NGENZI invite à une réunion « pour le retour de la paix! » Et d’après de nombreux témoins, le bourgmestre porte un revolver. La chasse aux Tutsi se poursuivra par les perquisitions dans les  familles de couples mixtes. NGENZI prétend qu’il est toujours là pour protéger les Tutsi, mais les témoins ne donnent pas la même interprétation des faits, que ce soit chez RUZINDANA, chez KAREKEZI ou chez les époux anonymes. NGENZI est toujours sinon le meneur, du moins partage-t-il la responsabilité avec TURATSINZE et compagnie.

Quant aux rescapés que le bourgmestre est supposé héberger chez lui, il n’est pas un protecteur pour eux. Peu de Tutsi d’ailleurs dans le groupe, et tous seront tués: seuls les Hutu s’en sortiront! Il est impossible de dire que NGENZI fait partie des « justes ». Ce n’est pas lui qui cache les Tutsi, ce sont les gens qui viennent se cacher chez lui! Nuance! Et le procureur d’évoquer la situation de ceux qu’on appelle les « tueurs/sauveteurs« : avoir sauvé des gens ne peut exonérer la responsabilité du tueur dans les crimes qu’il a commis. Et de revenir sur l’épisode du Père Papias, ce prêtre hutu pour lequel NGENZI est allé demander une rançon à l’évêché de Kibungo. L’accusé a démenti mais le mensonge est trop gros: l’évêque de Butare, monseigneur RUKAMBA, a donné son témoignage accablant pour le bourgmestre. Et pour terminer, les perquisitions chez madame UMUTESI et le déplacement vers la commune de Birenga après le passage par la commune. Monsieur HERVELIN-SERRE évoquera les massacres avec beaucoup d’émotion. NGENZI prétend ne pas être allé à Birenga: Jacqueline MUGUYENEZA affirme le contraire et c’est bien elle qui semble dire la vérité. Et à Birenga, on assiste aux mêmes scènes atroces qu’à l’église: les victimes demandent à être tuées par balle pour éviter d’être découpées!

Tous ces événements constituent à eux seuls des crimes qui relèvent d’une sanction pénale, il s’agit d’aller au bout d’une logique… aucun lieu n’étant sanctuarisé… « Il ne faudra pas qu’on se souvienne à quoi ressemblait un Tutsi! »

Et de conclure:  » NGENZI a posé un point sur le « i » du mot génocide. Les faits sont d’une gravité avérée. Aucun de nous ne sera jamais confronté dans sa vie à ce qui s’est produit à Kabarondo entre le 7 et le 17 avril 1994… On ne pourra pas trouver pire… on ne peut même pas imaginer pire. Il n’est pas nécessaire d’être le pire des hommes pour accomplir le pire des crimes. »

 

Monsieur COURROYE reprend la parole pour conclure son réquisitoire commencé vendredi après-midi.

«  Voilà! Nous vous avons exposé les faits, faits qui relèvent d’une qualification juridique précise: crime de génocide et crimes contre l’humanité. Les accusés sont là au titre de la compétence universelle« . Et monsieur COURROYE de bien préciser ce qui relève du crime de génocide, l’extermination des Tutsi parce qu’ils sont Tutsi, et ce qui relève des crimes contre l’humanité comme les exécutions sommaires ou les massacres de masse contre la population civile dans son ensemble. Les deux crimes ne peuvent pas se confondre, ils correspondent à deux qualifications distinctes. A Kabarondo, rien à voir avec un combat contre des ennemis en armes:  » Dans ces massacres, où est le front, où est le FPR? »

Et puis, ces faits sont imprescriptibles, même 22 ans après la commission de leur abomination. Ces massacres visaient d’abord à éliminer les Tutsi d’un côté, et les « complices » de l’autre. Monsieur COURROYE n’hésite pas à évoquer « la solution finale » à propos de ce qui s’est passé à Kabarondo! D’autre part, poursuit l’avocat général, il ne faut pas confondre « en exécution d’un plan concerté » (dans le code pénal français) et « entente en vue  de commettre le génocide« . Il n’y a pas eu entente entre NGENZI et BARAHIRA, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de plan concerté, notion qui peut « se déduire de l’ampleur même des crimes« . Et de compléter:  » La façon dont le crime a été commis suffit à définir le plan concerté! » En effet, le caractère étatique du plan concerté n’a pas à être établi.

Monsieur COURROYE dénonce alors la notion du double génocide, argument qui pour lui relève du sophisme: tout le monde est renvoyé dos à dos.  » Quelles que soient les exactions commises par le FPR, en quoi cela exonérerait-il les accusés des massacres de Kabarondo? » L’avocat reprend la formulation de maître Rachel LINDON dans sa plaidoirie:  » Faudrait-il absoudre les crimes d’Hitler parce que Staline en a commis? » S’en prendre au pouvoir du président KAGAME est un hors sujet. La responsabilité pénale des deux accusés est pleine et entière. L’avocat général souligne l’indigence de la dénégation de BARAHIRA et dénonce le système de défense de NGENZI qui voudrait faire croire qu’il a agi sous la contrainte, qu’il avait été dépossédé de son autorité. Selon l’accusé, pour avoir « voulu sauver tout le monde« , « cela mériterait un procès, mais un procès en béatification! NGENZI mériterait la médaille du Juste! »

« Je ne demande pas à NGENZI d’être un héros, d’être Jean MOULIN, d’être le préfet de Chartres qui a tenté de ses suicider pour ne pas se compromettre… On lui demande d’agir en homme libre. » Et citant Saint Augustin: «  La liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut, mais ce que l’on doit! » Le ton se fait grinçant: « NGENZI, c’est Judas qui empoche la rançon, ce n’est pas « un malgré nous » (allusion aux Alsaciens enrôlés par l’armée allemande après la reconquête de l’Alsace par les Allemands)…  » Tous les tortionnaires, à un moment ou un autre, ont sauvé des vies ». L’avocat général cite alors le livre de Joseph KESSEL, Les mains du miracle, fait allusion au film La liste de Schindler ( drame historique américain réalisé par Steven Spielberg, sorti en 1993). « NGENZI a volontairement serré la main du mal. Les deux accusés ont manqué des rendez-vous avec la vérité, avec le pardon… Je leur ai tendu la main et cette main est restée dans le vide de leur déni. » Leur responsabilité est locale et nationale. Monsieur COURROYE de se référer alors au livre d’Alison DES FORGES Aucun témoin ne doit survivre concernant le rôle des bourgmestres dans le génocide. Pour illustrer la position des accusés qui auraient été contraints, l’avocat général fait part de son expérience personnelle: il a rencontré Klaus BARBIE à plusieurs reprises et ce dernier n’avait de cesse de nier sa responsabilité dans les crimes qu’on lui reprochait.

De citer enfin MIRABEAU (révolutionnaire français):  » Il y a pire que le bourreau, c’est son valet« . Et de conclure: «  NGENZI et BARAHIRA sont à la fois le bourreau et le valet« . Monsieur COURROYE d’évoquer enfin ‘Elie WIESEL, qui vient de nous quitter, et son ouvrage intitulé La Nuit.

Et, abordant le thème de la sanction, l’avocat général demande la réclusion à perpétuité pour les deux accusés.

Demain sera consacré aux plaidoiries de la défense. Le verdict est toujours prévu pour mercredi 6 juillet.

Alain GAUTHIER

  1. Centre communal de formation permanente.
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