- Audition d’Alain VERHAAGEN, professeur d’université.
- Audition d’Hervé DEGUINE, ancien membre de Reporters sans Frontières.
- Audition d’Eric GILLET, avocat honoraire du barreau de Bruxelles.
- Parole à l’accusé.
L’audience s’ouvre à 9h16. À titre liminaire, le président salue la salle et donne des informations relatives au planning. S’agissant d’un témoin cité par la défense, ce dernier est en Afrique du Sud. Une structure policière/parquetière a bien reçu la demande d’entraide pénale internationale et évoque un point qui pose difficulté : les policiers indiquent que le témoin souhaite témoigner à visage couvert.
Le président explique d’abord que notre dispositif législatif ne le permet pas. Le président explique à la défense qu’il ne comprend pas la demande de leur témoin, d’autant que celui-ci devait être en présentiel, de sorte que son visage aurait été nécessairement vu par la cour et les parties. Le président explique que cette information sur le visage dissimulé n’a jamais été évoquée auparavant, de sorte que la réponse à cette question est suspendue.
S’agissant des pièces versées aux débats ce matin par les avocats de la partie civile (une tribune écrite par des experts et contredisant les articles de journaux versés par la défense), la cour délibère sur le siège et décide que celles-ci ne feront pas l’objet d’une lecture après la diffusion d’un documentaire. En revanche, il sera loisible aux avocats de s’y référer durant leurs plaidoiries.
Le président demande à faire entrer le témoin pour son interrogatoire devant la cour.
Audition de monsieur Alain VERHAAGEN, professeur d’université
Il est demandé au témoin de décliner son identité et sa profession (professeur d’université et haut fonctionnaire retraité). Il dirige actuellement en RDC une équipe congolaise d’implantation d’une faculté privée de sciences.
Le témoin prête serment de dire la vérité, toute la vérité. Le président explique que le temps est très contraint, que nous disposons de 2h00 pour l’entendre et qu’il a la possibilité de faire un propos introductif de 30 minutes.
Le témoin explique qu’il s’agit du 13ème procès où il est appelé à comparaitre dans le cadre du génocide et qu’il est l’un des rares témoins belges en qualité de conseiller politique de la première mission de secours lancée par Médecins Sans Frontières Belgique au Rwanda en 1994. Il explique avoir consacré sa carrière à l’Afrique subsaharienne, dont sa thèse d’État qui portait sur l’éducation des adultes et la lutte contre l’illettrisme. Il a ensuite fait des recherches sur la soumission à l’autorité. Ses recherches l’ont amené à faire entre 150 et 200 séjours de durée variable et en tant qu’expert politique. Il explique qu’en 1994, au Burundi, le premier président Hutu avait été élu démocratiquement quelques jours plus tôt. A l’époque, la tête des Belges qui n’étaient pas du côté du régime génocidaire étaient mises à prix, de sorte qu’il prit toutes ses précautions pour se rendre au Rwanda.
Le témoin indique avoir été sur place durant la période du génocide, et s’être employé à relever les traces de préméditation, dès lors qu’à contrario en France et Belgique, on plaidait la colère spontanée. Le témoin explique par exemple que dans les maternités il y avait des fiches relatives aux enfants, et que celles liées aux nouveau-nés Tutsi étaient toutes déchirées. Il explique s’être étonné que des miliciens analphabètes et pourchassés aient pris le temps de déchirer lesdites fiches. Il explique que dans l’église de NTARAMA, au moment des premières secondes du reportage » Rwanda, autopsie d’un génocide« , on comprend le mouvement des tueries grâce aux cadavres.
À ce propos, Alain VERHAAGEN explique que le mur arrière de l’église était percé de trous, qu’à l’intérieur il y avait des corps mutilés par des grenades qui avaient été lancées à travers ces trous. Il ajoute que de l’autre côté de l’église, à la sortie, on voyait les cadavres en arc de cercle. Il explique qu’au regard de la position des cadavres dans l’église et après discussion avec des rescapés, il a été établi que lorsque les milices et militaires décidaient d’attaquer l’église, ils creusaient en amont avec des barres à mines, des trous à l’extérieur. De sorte que, lorsque les personnes tentaient de s’échapper, il y avait des miliciens qui les attendaient à l’extérieur pour les couper en morceaux. Ce qui explique le mouvement des victimes, qu’il a vu sur place, dont les cadavres jonchaient le sol en « arc de cercle ». Il indique que l’expression « être mort de peur » prenait aussi tout son sens.
Il explique être parti avec une escorte du FPR[1] vers des paroisses dans tout l’est, qui était en zone FPR (Gashora, Zaza et Byumba). Il indique avoir revu dans ces paroisses le même schéma. Il explique qu’il y avait partout des barrières, « là où on contrôlait l’identité des gens et où on coupait en morceaux ceux qui avaient des papiers d’identité Tutsi ou ceux qui n’en avaient pas, c’est-à-dire ceux à qui on avait déchiré les pièces ».
Ce qui lui a permis d’une part de faire le rapprochement avec les cartes des nouveau-nés déchirés au sein de l’hôpital, et d’autre part d’indiquer que cela découlait nécessairement d’une organisation en amont. Le témoin explique que la majorité de la population ne savait ni lire ni écrire, de sorte que ce dispositif n’a pas pu être mis en œuvre de façon spontanée, mais qu’il s’agit plutôt « d’opérations méthodiques, réalisées avec rigueur et planification entre les églises, les barrières et les document déchirés ». À ce propos, il explique que les tueurs ne massacraient pas jusqu’à épuisement de leur force, mais plutôt jusqu’à environ 15h. Si bien qu’à cause de l’ivresse notamment, les miliciens déchiraient les pièces d’identité des personnes qu’ils identifiaient comme Tutsi, et les envoyaient à la barrière suivante. Et les personnes avec des papiers Tutsi ou sans pièces d’identité étaient ainsi tuées.
S’agissant de la soumission à l’autorité dont ont fait preuve les tueurs, le témoin fait d’abord référence à l’expérience de Milgram en 1961 pour expliquer à l’assemblée que les bourreaux, lorsqu’ils sont soumis à une autorité qu’ils estiment légitime, se déresponsabilisent, se défaussent de leurs actes sur l’autorité et perdent leur empathie. Ainsi, plus la chaîne criminelle est grande, plus cela dilue leur sentiment de culpabilité. Il finit par expliquer qu’au moment du génocide, il retrouvait ainsi les mêmes paramètres, à savoir la déshumanisation de la victime, et une déresponsabilisation de l’auteur des assassinats. À l’appui, le témoin cite une autre expérience scientifique qui, en 2024, soit plusieurs années après lui et ce sans concertation, en arrive aux mêmes conclusions.
Le président demande au témoin ce qui fait la particularité du Rwanda et pourquoi ce génocide en 1994 ont pu prospérer dans ces proportions. Il explique que c’est la recherche de l’exclusivité de l’autorité qui a renforcé et permis le génocide. Raison pour laquelle une autorité respectée a été tuée dès le début, car s’il y a plusieurs autorités légitimes, la machine génocidaires ne pouvait pas être mise en place. Par la suite, le témoin précise que, le 19 avril, le président SINDIKUBWABO dit à plusieurs reprises dans son discours[2] « Gukora », qui veut dire « le travailler », et signifie « couper en morceaux ». Le discours disait « on est en guerre, il faut les couper en morceaux ». Et le 19 avril en quelques heures, tout a basculé à Butare.
Concernant les lieux supposés et présentés comme une protection à la population (églises et bâtiments administratifs), Alain VERHAAGEN explique qu’il ne s’agissait pas de lieux de protection bien au contraire : « Les Tutsi y étaient parqués afin d’être exterminés ». Il ajoute que « c’est le même principe avec les hôpitaux, les bâtiments administratifs et les églises. On ramassait les Tutsi, on leur disait d’aller dans les églises car c’était un lieu d’asile. Pourquoi? Parce qu’en mars 1991 et en 1992, et dans les années soixante (donc avant le génocide de 1994) lorsqu’on eu lieu des massacres, ces lieux fonctionnaient effectivement comme des lieux d’asile, ce qui était resté dans le souvenir et ce qui a aussi poussé les Tutsi à faire confiance à cette mise à l’abri ». Le témoin indique que c‘est ce qui explique la présence de valises et de jerricans au sein de ces lieux : les Tutsi étaient persuadés d’être à l’abri. Il conclut en indiquant que ces lieux étaient en réalité « des garde-manger et c’était très clair comme à NYAMATA. L’église va servir de réservoir où les miliciens vont chercher les gens selon leur humeur et leur état de fatigue, pour les tuer ».
Le témoin souligne le fait que chaque jour en Zone Turquoise[3] et ailleurs, les miliciens venaient « s’approvisionner en personnes à tuer », et que ces lieux « n’étaient pas des lieux de protection mais de parquage de celles et ceux qu’on allait finir par découper en morceaux ».
Concernant les barrières, le témoin explique qu’il était impossible d’y échapper, et que les personnes finissaient toujours par être tuées. S’agissant des rondes, le témoin indique qu’il n’a eu aucun écho de rondes pacifiques, mais qu’au contraire, il avait entendu parler des rondes qui avaient vocation à tuer. Par ailleurs, Alain VERHAAGEN souligne également que dans le cas d’unions mixtes (mari hutu et femme tutsi), il y a eu des matricides mais également des infanticides, de sorte que des enfants Hutu ont tué leur mère pendant le génocide, et que des maris ont également tué leur femme et parfois leurs enfants.
Suite à la question du président, le témoin explique également que ce qui est difficile pour les victimes aujourd’hui au Rwanda, c’est de devoir vivre sur les lieux du massacre, et d’être amené à croiser et vivre près de chez leur bourreau et ceux de leur famille (suite à des remises de peine et/ou s’ils ont purgé leur peine).
L’audience est suspendue à 10h40 puis reprend à 10h52.
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin explique qu’au Rwanda, vu que la majorité de la population n’est pas instruite, les figures d’églises, du corps médical, du corps enseignant ou n’importe quel intellectuel incarnait nécessairement une figure d’autorité derrière laquelle la population pouvait se retrancher.
Sur question des avocats de la partie civile, le témoin explique ensuite, s’agissant de l’organisation préalable du génocide, que cela tient également à la rapidité d’intervention des forces armées au Rwanda. Il prend pour exemple les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, pour lesquels il a fallu 40 minutes pour que le premier intercepteur se déploie, tandis qu’après l’assassinat du président, il n’aura fallu que 19 minutes à l’armée pour se déployer à Kigali. Le témoin reste ferme sur ses positions, et explique de nouveau que le génocide répond au principe de planification, d’abord par les Dix commandements des Bahutu de décembre 1990[4], qui ordonne de posséder (sexuellement y compris) les femmes Tutsi.
Ensuite par la création des Interahamwe[5] en août 1991, la création du Hutu Power[6] en 1993 et la radio qui en est la pièce maîtresse, la RTLM[7]. Il explique à cet égard que la radio, dans une population analphabète, était le meilleur moyen d’inciter au génocide. De sorte qu’il existe chronologiquement « une série de pièces mécano-criminelles qui expliquent l’enchainement de moyens criminogènes qui ne peuvent qu’attester d’une mise en place d’un génocide stratégique ».
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin réaffirme que les lieux censés être de protection étaient en réalité des lieux où les Tutsi « étaient parqués avant extermination ».
S’agissant des sévices vécus par les rescapés, Alain VERHAAGEN explique avoir recueilli le témoignage de femmes : « on leur avait laissé le choix : soit elles acceptaient de se faire violer pour donner naissance à un enfant Hutu, et ainsi participer à l’extinction de l’ethnie tutsi, soit elles acceptaient de se faire mutiler le sexe définitivement avec des bambous dans le but de les empêcher d’avoir un enfant tutsi”. Le témoin explique que parmi ces femmes, certaines avaient le sexe mutilé, d’autres avaient été violées.
À la demande de l’avocat général, le témoin souligne que même à près de 300 km de Kigali, ainsi qu’à Bruxelles, au Burundi mais également à Butare, tout le monde savait ce qui se passait dans le pays, de sorte qu’il n’est pas possible de soutenir l’inverse.
À la demande de la défense, Alain VERHAAGEN explique, s’agissant des bâtiments protégés, que Butare n’était ni une zone protégée, ni une « bulle angélique » et que même s’il n’y a pas eu jusqu’au 19 avril les mêmes massacres, « il y a tout de même eu des personnes qui ont été tuées, des assassinats collectifs et des demandes de sacrifice. De sorte que la machine génocidaire y était déjà en marche ».
En réponse à la défense, le témoin précise également que « tous les habitants de Butare avaient personnellement conscience qu’un génocide était lancé, surtout à partir du moment où on a ouvert la RTLM en 1993 ».
Le témoin insiste : « toute la population était au courant qu’il fallait, je cite, tuer des cancrelats, les serpents. Qu’il faut cesser d’avoir pitié des Tutsi quand on est Hutu. Ça, c’était les messages qui étaient diffusés par la radio » et conclura en disant que ces messages étaient « des incitations directes à l’assassinat ».
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Alain VERHAAGEN lors du procès en première instance, le 17 novembre 2023.
L’audience est suspendue à 12h15 et reprendra à 13h45.
Audition de monsieur Hervé DEGUINE, ancien membre de Reporters sans Frontières.
Déclaration spontanée
Le témoin rejoint Reporters sous Frontière en 1993 au moment des accords d’Arusha. Depuis, il a fait plusieurs séjours au Rwanda, jusqu’en 2005. Il s’est intéressé au cas de Guy THEUNIS, Père Blanc belge arrêté à l’aéroport de Kigali et accusé d’avoir participé au génocide.
Sa méthode de travail : Journaliste et historien sur le terrain, il a rencontré beaucoup de responsables de tout niveau, de nombreux militants des droits de l’Homme. « Il est très difficile d’enquêter au Rwanda. Je n’ai jamais pris de position politique C’est accidentellement que je me suis retrouvé au Rwanda, en remplacement d’un collègue. Je devais faire l’état des lieux de la liberté de la presse . J’ai rencontré André SIBOMANA connu pour son opposition au président HABYARIMANA. J’ai enquêté aussi sur la RTLM[7]. J’ai rencontré Janvier AFRIKA, peu
crédible, surtout attiré par l’argent. »
« En juillet 1993, il y avait un camp de un million de Rwandais aux portes de Kigali, suite aux attaques du FPR dans le nord du pays. J’ai enquêté sur la mort des journalistes : 48 sur 100 journalistes tués dans le monde étaient rwandais. J’ai déposé plainte contre Agathe HABYARIMANA et KABUGA. Nous avons voulu installer une radio au Rwanda pour contrer la RTLM. Nous avons finalement installé cette radio à GOMA au moment où beaucoup de Rwandais traversaient la frontière début juillet 1994. J’ai enquêté sur les atteintes à la liberté de la presse au Rwanda. En 1995, la liberté de la presse est toujours bafouée. Kangura continue à être diffusé à partir de Nairobi J’ai collaboré avec Jean-Pierre CHRETIEN et Jean-François DUPAQUIER. Les enquêtes sont très difficiles à mener au Rwanda, plus qu’ailleurs. Les témoins ont peur. Le pouvoir menait des campagnes d’intimidation ».
Affaires André SIBOMANA et Guy THEUNIS
Le témoin évoque ensuite son engagement à la défense du Père André SIBOMANA, injustement accusé par la revue Golias. Tout ce qui était dit sur l’abbé SIBOMANA était faux. Malade, ce dernier mourra par manque de soins.
Guy Theunis était directeur de la revue Dialogue. En 2005 il est arrêté à son passage à l’aéroport de Kigali et emprisonné : accusé de génocide. Reporters sans frontières est intervenu: son dossier comportait de faux témoignages. Il sera libéré contre la promesse qu’il soit jugé en Belgique. Il n’en sera rien. Le témoin affirme que la revue KANGURA est peu diffusée et peu lue en 1994. D’ajouter: « Sur Radio Rwanda, il n’y avait pas d’appel à la haine. Quant à la RTLM, Radio Télévision Mille Collines, à qui le TPIR n’a jamais rien reproché, c’était une radio extrémiste à sa création et en 1994. Je ne sais pas si cette radio était entendue à Butare. »
Le témoin dit n’avoir jamais entendu parler de Sosthène MUNYEMANA. « Je n’ai aucune idée sur qu’a fait l’accusé, ou ce qu’il n’a pas fait. S’il avait été journaliste, je me serais intéressé à son cas ».
Sur questions des avocats des parties civiles, monsieur DEGUINE précise que la RTLM a quitté Kigali pour Gisenyi autour du 2 juillet. Elle a recommencé à émettre puis a été interdite une fois au Zaïre. La subtilité de la langue rwandaise permettait de faire des sous-entendus: utilisation de périphrases ou autres tournures. « Je n’ai jamais dit que les Rwandais avaient des problèmes avec la vérité, poursuit le témoin. J’ai dit qu’il était difficile d’enquêter au Rwanda. Quant aux témoignages, ils sont plus crédibles s’ils sont recueillis immédiatement après les faits. Trente après, cela pose problème ». Il a connu Pierre PEAN, auteur de Noire fureur, Blancs menteurs, mais il ne partageait pas sa façon de travailler.
Monsieur BERNARDO, l’avocat général, fait remarquer au témoin qu’il l’a entendu parler de ses enquêtes sur la liberté de la presse, mais ce n’est pas le sujet. Monsieur DEGUINE de répondre qu’il faut toujours s’assurer que le témoin parle librement. Et d’ajouter: « Le Rwanda n’est pas une démocratie. La parole n’est pas libre au Rwanda, ni en dehors du Rwanda. Il faut que les témoins ne se soient pas concertés : d’où la nécessité d’enquêter au plus près des faits. »
La défense intervient à son tour pour parler de l’association African Rights, dirigée à l’époque par Rakya OMAR. Pour maître BIJU-DUVAL, elle n’est pas crédible. Elle accusait monsieur Sosthène MUNYEMANA d’être le « Boucher de TUMBA ». Puis l’avocat de s’en prendre à monsieur GASANA NDOBA qui avait signé, en Belgique, un document accablant contre l’accusé. Ce dernier s’est présenté comme un militant des droits de l’Homme alors qu’il était en réalité un cadre du FPR.
Dans l’affaire Guy THEUNIS, l’avocat précise que le principal accusateur du prêtre était Antoine MUGESERA qui voulait prendre sa place à la direction de la revue Dialogue.
L’avocat interroge le témoin sur la Commission internationale d’enquêtes de la FIDH en 1993. Pour monsieur DEGUINE, le principal témoin, Janvier Afrika, un repenti qu’il a rencontré par l’intermédiaire de monsieur Alphonse NKUBITO, ministre de la justice, n’était pas un témoin crédible. Maître BIJU-DUVAL fait remarquer que le génocide ne s’est pas étendu à tout le pays dès le 7 avril et qu’il y avait des modérés au sein de l’armée: Marcel GATSINZI, Augustin NDINDILYIMANA ou RUSATIRA. Ces derniers ne voulaient-ils pas la pacification du pays? Jusqu’au 16 avril, ne peut-on pas remercier les FAR?
L’avocat de la défense lit ensuite un communiqué des évêques des 14/15 avril. Ces derniers rendent hommage aux FAR[8] et soutiennent le nouveau pouvoir. Monseigneur Thaddée NSENGIYUMVA était un modéré. Il sera assassiné par le FPR le 3 juin avec deux autres évêques, dont l’archevêque de Kigali. (NDR. On peut se demander en quoi tous ces rapports intéressent-ils l’affaire MUNYEMANA.)
Et de parler ensuite de la motion de soutien au gouvernement lu à la radio et signé par le Cercle des intellectuels du MDR[9] auquel appartient l’accusé le 16 avril 1994. Le témoin ne voit rien de mal dans cette déclaration. Ce n’était pas un appel à la haine.
PS. Avant de quitter la salle, monsieur DEGUINE souhaite que son intervention ne provoque pas de messages de haine comme ce fut le cas suite à son audition de première instance.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Hervé DEGUINE lors du procès en première instance, le 17 novembre 2023.
Audition de monsieur Eric GILLET, avocat honoraire du barreau de Bruxelles.
Le témoin intervient au Rwanda en 1990 à l’occasion de l’arrestation des « Ibyitso »[10], les complices du FPR pour plaider la remise en liberté de journalistes et autres détenus. Avec la FIDH, il participe à une Commission internationale d’enquêtes sur le massacre des Bagogwe, Tutsi du nord du pays, en représailles de l’attaque de la prison de Ruhengeri par le FPR. Le rapport est publié le 8 mars 1993. Il décrit un mode opératoire de la part des autorités : des fosses communes sont découvertes, dont une dans le jardin d’un bourgmestre.
Concernant les accords d’Arusha, c’est un « chiffon de papier » pour HABYARIMANA.
Le discours de Léon MUGESERA à Kibilira marque un tournant dans la progression de l’extrémisme: « On va renvoyer chez eux les Tutsi venus d’Ethiopie. » Leurs corps sont jetés dans le Nyabarongo.
En mars 1992, ce sont des massacres dans le Bugesera qui font apparaître les liens entre les autorités politiques, les Interahamwe[5], les militaires et les gendarmes. L’ORINFOR[11] attise la haine et des Hutu s’en prennent à des Tutsi. Les milices interviennent de l’extérieur. Les massacres respectent les frontières administratives. On peut évoquer le rôle des bourgmestres.
Lors de leur séjour, on leur remet un document qui définit l’ennemi : c’est le Tutsi, pas le FPR. On définit aussi les complices de l’ennemi. Des personnes sont nommément désignées. Les complices se sont ceux qui gardent des contacts avec les Tutsi. Et ce sont les femmes qui sont particulièrement visées. Aux barrières, on va surveiller les infiltrés. En janvier 1994, un transfuge des Interahamwe, Janvier AFRICA, fait des révélations sur des caches d’armes. La MINUAR[12], en février 1994, demande à l’ONU qu’on change sa mission. Cela ne se fera pas.
Sur question du président, monsieur GILLET répond: « J‘ai toujours refusé de travailler au service d’une personne mise en examen. » Pour lui, le génocide ds Tutsi est un génocide préventif : on tue les Tutsi avant qu’ils ne nous tuent.
Monsieur le président : « En avril 1994, est-ce qu’on pouvait ne pas savoir qu’on avait emmagasiné des armes? »
Monsieur GILLET: « L’évêque de Nyundo avait demandé pourquoi on avait armé ses paroissiens. A la mi-avril, tout le monde sait. Il est évident que les discours de KAMBANDA et de SINDIKUBWABO sont un signal clair donné à la population. Tant que le préfet Habyarimana était là les bourgmestres se tenaient à carreau. »
Monsieur le président: « l’évolution des témoignages avec le temps qui passe : cela vous a-t-il fait douter?»
Monsieur GILLET: « Les doutes, on les a en permanence, les parties civiles aussi. Les témoignages évoluent. Les témoins vivent au contact les uns des autres. Les témoignages s’enrichissent les uns les autres. »
Monsieur le président: Une question sur le vocabulaire ambigu des autorités et le rôle des intellectuels?
Monsieur GILLET cite un exemple: « N’oubliez pas de débusquer les souris, et les souris enceintes. » Le message est clair pour les tueurs. Ils reçoivent l’ordre de tuer les femmes, sans oublier les femmes enceintes. Quant au rôle des intellectuels ou des groupes d’intellectuels. ils sont tenus en haute estime au Rwanda. Il étaient là pour valider le message des autorités auprès de la population. C’est eux qui ont fourni l’argumentaire pour justifier les massacres. La motion signée par les intellectuels du MDR[9] mi-avril 1994 en soutien au gouvernement intérimaire diffusée sur Radio Rwanda le 19 avril, le jour où SINDIKUBWABO intervient à BUTARE n’est pas un hasard[13].
Sur question de monsieur l’avocat général, le témoin précise que ce n’est pas le massacre des Bagogwe qui annonce le génocide, mais bien celui du Bugesera. À Kigali, Fidèle KANYABUGOYI a beaucoup fait pour que le massacre des Bagogwe soit connu.
Maître BIJU-DUVAL prononce alors des propos accablants contre monsieur GASANA, président de la Commission nationale des droits de l’Homme. Etait-ce un homme proche du régime?
Le témoin reconnaît que GASANA NDOBA était un homme proche du régime : « Après le génocide, il fait le pari de rentrer au Rwanda. La vie des rescapés n’a pas-été un long fleuve tranquille. J’ai été effectivement son avocat ».
« Les lieux de refuge, était-ce une stratégie généralisée ? » demande le président.
Monsieur GILLET: « Beaucoup de Tutsi ont pris l’initiative de se réfugier comme autrefois, dans les lieux de culte ou des bâtiments publics. À d’autres occasions, les Tutsi ont été conduits dans des lieux autrefois sécurisés. » (NDR. A MURAMBI, des gens ont été forcés de s’entasser dans l’école en construction. Ils y seront achevés.)
Maître BOURG va terminer la partie réservée aux avocats de la défense. Elle demande au témoin s’il connaît Sosthène. « Non, répond le témoin. Je pense avoir lu son nom dans le livre d’Alison DES FORGES.»[14]
L’avocate: « Son nom apparaît effectivement dans le livre d’Alison DES FORGES. GASANA tient des propos accablants contre Sosthène MUNYEMANA. Vous, son avocat, vous ne connaissiez pas ses propos? » Maître BOURG poursuit: « Connaissez-vous un faux qui est dans le dossier ? »
« Non » répond le témoin.
Maître BOURG: « Vous avez prêté serment? »
Elle cite alors William BOURDON qui atteste que ce document n’est pas un faux et qui dit en avoir discuté avec maître GILLET. La réponse de l’ONU dit le contraire. L’avocate de la défense veut prouver que le témoin ment. Ce dernier ne se souvient plus du tout être intervenu dans cette affaire. Il faut dire que cela date depuis plus de 20 ans!
Maître Simon FOREMAN, avocat du CPCR, intervient pour dire que ce faux n’a jamais été utilisé dans la procédure. On en restera là.
On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Eric GILLET lors du procès en première instance, le 8 décembre 2023.
Avant de donner la parole à monsieur MUNYEMANA, le président avertit l’ensemble des personnes présentes que monsieur Florent PITON ne pourra pas être entendu ce soir. Il est déjà tard. Il devrait être entendu lundi.
En fin d’audience, monsieur le président ABASSI donne la parole à l’accusé, comme il le fera chaque semaine.
« À la fin de cette première semaine, je voudrais évoquer l’émotion de ma femme et la mienne. Elle a renforcé toute la confiance que j’avais en elle. En entendant mes confrères, mon fils, j’ai compris que ma vie n’était pas réduite à mon statut d’accusé. Est-ce que j’aurais pu faire quelque chose pour que ce qui s’est passé au Rwanda n’arrive pas? Je n’ai jamais été ni de loin ni de près mêlé à cette barbarie. J’espère que les jurés pourront prendre une bonne décision. »
Monsieur le président: « Nous serons toujours attentifs à ce que ce procès soit équitable. »
L’audience est suspendue à 20h02.
Jade KOTTO EKAMBI, bénévole au sein du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en pages
- FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
- Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
- « Zone Humanitaire Sûre » visant à empêcher les affrontements entre les Forces armées rwandaises (FAR) du gouvernement génocidaire et le Front patriotique rwandais (FPR) dans le sud-ouest du Rwanda, mise en place par la France en juillet 1994 lors de l’Opération Turquoise, cf. Wikipedia[↑]
- « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
- Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
- RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑]
- FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
- MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑][↑]
- Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais), cf. Glossaire.[↑]
- ORINFOR : Office Rwandais d’Information.[↑]
- MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
- Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑] - Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]