Audition de monsieur Israël DUSINGIZIMANA, cité par l’accusation, en visioconférence du Rwanda.
Avant l’audition du témoin, monsieur le président annonce que la défense a fait verser au dossier plus d’une trentaine de documents, dont la pièce 9, un article daté du 12 décembre 2017, pris sur le site internet RWANDAN. Maître GUEDJ est incapable de dire quelle est la ligne éditoriale de ce site, ni qui est l’auteur de l’article dans lequel il est dit que James KABAREBE, ancien chef d’État major de l’armée, aurait envoyé des émissaires dans plusieurs prisons du Rwanda pour demander aux prisonniers, dont Israël DUSINGIZIMANA, qui va être entendu, de mentir et de témoigner en faveur de KAGAME (NDR. Je n’ai pas tout compris n’ayant pas encore eu le document sous les yeux. Mais ce site est connu comme propagateur de propos anti-KAGAME, soutien de Michaela WRONG…. négationniste à souhait, nostalgique de HABYARIMANA. La défense va fouiller dans les poubelles, signe de son désarroi). Interrogé sur la réalité de cette accusation, le témoin dira que ce ne sont que des mensonges, qui ne connaît pas James KABAREBE. Le témoignage qu’il donne s’appuie sur des faits connus de tous: « Même les oiseaux le savent. »
Le témoin, conseiller du secteur de MUSHIRARUNGU, a été condamné pour plusieurs actes de génocide. Il a plaidé coupable mais reste toujours en prison bien qu’il ait effectué la peine de 24 ans de réclusion. En fait, Israël DUSINGIZIMANA déclare ne plus être en prison mais dans une sorte de camp de rééducation où les conditions de vie sont bonnes. Il a bien connu BIGUMA avant le génocide car c’est à lui qu’il avait affaire lorsqu’un problème se passait dans son secteur. Il l’a d’ailleurs très bien reconnu sur les photos qui lui ont été présentées. Au moment du génocide, c’est lui qui est allé avertir l’accusé qu’un certain Pierre NGIRINSHUTI se trouvait sur la colline de NYABUBARE armé du fusil qu’il avait gardé en tant qu’ancien militaire des FAR[1]. Les gendarmes ont fait le contraire de ce pour quoi ils étaient faits. Au lieu de protéger la population, ils ont participé au génocide. Sans leur participation, les massacres n’auraient pas connu l’ampleur qu’ils ont pris.
Le témoin, sur question de monsieur le président, reconnaît que le discours du président SINDIKUBWABO le 19 avril à BUTARE l’a beaucoup affecté[2]. » J’ai compris que nous devions lutter contre l’ennemi, les Tutsi: tuer, piller, manger leurs vaches… »
Plusieurs questions porteront ensuite sur les différentes réunions qui seront organisées. Un incident va détérioré la situation à NYANZA. Abel BASABOSE, qui s’en était pris à des Tutsi avec ses compères, avait été arrêtés par le bourgmestre GISAGARA. Le sous-préfet KAYITANA les avait aussitôt fait libérer: « Vous, conseillers, avait-il dit, vous ne savez pas qui est votre ennemi? » BIRIKUNZIRA a alors mis à la disposition du témoin, une dizaine de gendarmes. Par peur d’être tué lui-même, le témoin explique ainsi le fait qu’il ait basculé dans le génocide alors qu’il était du PSD[3]. Il s’est mêlé aux massacres. (NDR. Ne pas oublier que tous les partis d’opposition se sont scindés en deux, dont une partie est devenue extrémiste, Pawa[4].) Cette peur est venue aussi, sur question de l’avocate générale, de l’assassinat de RUGEMA.
Maître GUEDJ conteste la version que le témoin fait de l’arestation et du meurtre du bourgmestre de NTYAZO, Narcisse NYAGASAZA, ainsi que la narration qu’il fait de l’exécution des Tutsi qui se trouvaient dans la voiture de BIGUMA, avant celle de NYAGASAZA. C’est alors que BIGUMA aurait tenu les propos suivants: « Je viens de vous donner l’exemple de ce que vous devez faire aux Tutsi qui se trouvent là sur la colline de NYABUBARE. Allons les tuer de la même façon, que personne ne reste. »
Concernant les massacres sur la colline de NYABUBARE, le témoin explique que la population est partie avec les gendarmes, que ces derniers ont installé un mortier auprès duquel DUSINGIZIMANA serait resté en compagnie de BIGUMA à la commande. Pierre NGIRINSHUTI dont la maison sera détruite par une grenade, réussira à fuir mais sera tué plus tard sur la colline de MURAMA par un militaire du nom de GAKUBA. Les Tutsi qui n’ont été tués par les tirs de mortier seront poursuivis et achevés par la population. Le lendemain, le témoin organisera l’ensevelissement sommaire des corps. Les quelques survivants seront achevés.
La défense va alors se lancer dans une série de questions pour contester, une nouvelle fois, les propos du témoin. Ce dernier maintient tout ce qu’il a dit, en particulier sur l’exécution du bourgmestre NYAGASAZA, maître GUEDJ voulant lui faire dire que c’était la population qui l’aurait exécuté. Un télégramme envoyé par Gaëtan KAYITANA au TPIR[5] prétendait que NYAGASAZA avait été tué sur les bords de l’Akanyaru, alors qu’il voulait passer au Burundi. Monsieur DUSINGIZIMANA conteste cette version. L’avocat de la défense choisit bien évidemment la version qui arrange son client.
Sur la colline de NYABUBARE, le témoin reconnaît qu’il a participé aux massacres, armé de son gourdin: « J’avais un gourdin, pas un gourdin d’ornement. Je l’ai utilisé, j’ai tué » ajoutera-t-il. Concernant le nombre de victimes, si les déclarations du témoin ont varié, il parle aujourd’hui de 300 morts environ.
La vue des cadavres, quelle impression sur lui? « Nous avions perdu notre humanité. On n’était plus humains. C’est pourquoi j’ai demandé pardon, que je suis résolu à ne rien cacher, à tout mettre à nu. » Par contre, il n’a pas assisté aux faits dont a parlé François HABIMANA[6]: l’exécution de Tutsi qui souhaitaient se rendre comme l’avait fait la partie civile entendue quelques jours plus tôt. DUSINGIZIMANA dit n’avoir vu HABIMANA qu’après les massacres, près de la voiture de BIGUMA. Maître GUEDJ reprend la parole pour signifier au témoin qu’il en rajoute pour enfoncer davantage son client.
« En accusant les gendarmes, vous ne cherchez pas à atténuer votre propre responsabilité? » demande l’avocat de la défense. Le témoin redit qu’il a plaidé coupable pour les massacres de NYABUBARE car il était présent sur la colline. (NDR. Inutile de rendre compte de toutes les questions de la défense. Soit parce que les réponses y ont été déjà données, soit parce qu’elles sont tout simplement sans intérêt concernant la responsabilité de l’accusé.)
Et puis la question qu’on sentait venir de loin, maître GUEDJ fixant le représentant du CPCR depuis un petit moment :
« Qui vous a informé qu’un procès contre BIGUMA allait se tenir en France? La plainte déposée par le CPCR contient une de vos déposition en date du 13 août 2013! Vous connaissez monsieur et madame GAUTHIER? »
« Je les connais, je les ai rencontrés en prison. »
Monsieur le président précise que monsieur GAUTHIER est dans la salle et qu’on l’interrogera sur la façon dont le CPCR travaille lors de ses enquêtes.
Sur question de la défense, le témoin explique le rôle qu’il a tenu en prison pour inciter les autres détenus à dire la vérité pour soulager leur conscience. Membre des Adventistes du 7ème jour, il œuvre pour aider le Rwanda à se reconstruire. Il n’a jamais obligé qui que ce soit à parler. Et l’avocat de BIGUMA de donner les noms de plusieurs témoins déjà entendus qui ont dit avoir presque tout appris de DUSINGIZIMANA.
La dernière partie de l’audition sera consacrée au rôle que le témoin a pu jouer sur les barrières à MUSHIRARUNGU et ailleurs. S’il a beaucoup participé à leur érection, c’était toujours sur ordre de BIGUMA qui restera sur place jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi[7], début ou mi-mai.
La parole est donné à l’accusé. On connaît les réponses qu’il va faire: il n’était pas là. Il tente de rétablir l’agenda de son emploi du temps mais monsieur le président l’arrête car on connaît déjà tout cela par cœur. Selon lui, tous les témoins ont été préparés en prison. Il ne connaît pas Israël DUSINGIZIMANA.
L’audition aura duré plus de six heures. Il ne sera pas possible d’entendre les deux parties civiles ce soir. Seule sera entendue madame MUHIGAYANA.
Audition de madame Foibe MUHIGAYANA, partie civile.
Née en 1980, elle habite à NYANZA et n’a encore jamais été entendue.
Lorsqu’elle était à l’école dix ans avant le génocide, on a commencé à séparer les Hutu, les Tutsi et les Twa, chacun d’un côté : « Si on ne se mettait pas du bon côté, on nous réprimandait et on nous tapait. Nos parent ne nous avait jamais parlé de cela. Quand on leur racontait, ils nous disaient : ce n’est pas important ». Puis peu à peu un climat de ségrégation se développe. « À la mort du président HABYARIMANA, des gens arrivent de KIGALI, Ils disent que c’est pour tuer des Tutsi. Les tueurs disent qu’il viennent de Kigali faire ce qui se fait là-bas.
On habitait à NYAMIYAGA, secteur RWADICUMA, commune de MURIYAMA. Nous étions une fratrie de 8, 6 garçons et 2 filles. Comme nous revenions d’une récolte de patates douce, notre maman dit que la situation est grave, il faut se réfugier. Il y a des domiciles incendiés en contrebas de chez nous. Maman nous dit d’aller à NYAMUBARE, ma sœur et moi, pour retrouver d’autres Tutsi, pour être protégée. Mes frères et nos parents restent sur place car d’autres personnes convergent là. Mais c’est plus sûr là où nous allons ma sœur et moi, croit-on, car il y a déjà beaucoup de monde et les gendarmes pourront nous protéger.
On passe par la brousse pour ne pas se faire repérer et tuer comme Tutsi.
20 minutes après notre arrivée, les Interahamwe[8] et des gendarmes arrivent , on entend deux détonations.
Un véhicule arrive, les gens disent : « Voilà BIGUMA qui arrive, personne ne va survivre. »
Moi je ne le connaissais pas, mais j’entends les gens en parler.
Ils avaient des feuillages et des serre-têtes, ils ont commencé à couper et à tuer les gens.
Alors ma sœur et moi on a repris le chemin de la maison. On voyait les gens se faire tuer.
À la maison, personne. Tout le monde était allé sur l’autre colline. Donc ma sœur et moi sommes parties les chercher.
Là, maman avait préparé à manger. Mais on n’a pas pu manger car un véhicule est arrivé. Il y avait beaucoup d’Interahamwe mais on les a repoussé. Puis des gendarmes sont arrivés. Ils demandent à l’un d’entre eux comment il faut faire pour tuer… »
Maître DUQUE, l’avocate de la défense, l’interrompt soudainement : « on parle de NYAMIYAGA qui ne fait pas partie de la prévention! » Imperturbable, Foibe MUHIGAYANA reprend son témoignage :
« Les gendarmes tiraient, et la population passait derrière pour nous découper.
J’ai été découpée au cou, au dos, aux jambes, et poussée dans un ravin, laissée comme morte. Je pouvais entendre les gens qui disaient « tuons-le, tuons-le, tuons-le … ». Ensuite la pluie s’est mise à tomber, alors les Interahamwe sont partis se protéger.
Il y avait un enfant tout seul qui marchait en pleurant, découpé lui aussi. Il m’a aidé à me relever. Nous avons quitté les lieux. On est rentré dans une maison où il y avait des gens qui agonisaient. L’enfant et moi nous avions très soif, nous sommes sortis pour essayer de boire de l’eau de pluie, en vain ».
Les gendarmes cherchaient les survivants. Elle entends : « Voici BIGUMA, voici BIGUMA!. Avec les Interahamwe, ils voulaient « nous achever sans gaspiller de balles. Ils nous ont battus et ils ont dit : de toute façon ils ne vont plus vivre ».
L’enfant est mort. Moi j’ai patienté, puis je suis retournée au milieu des cadavres.
Ma mère respirait encore. On était en train de la violer. C’était une terrible scène. Elle était mourante. Après l’avoir violée, ils lui ont enfoncé une lance, là elle est morte.
Notre maison était incendiée, alors je suis retournée à la colline de NYAMIYAGA d’où ma mère était. J’ai trouvé là un de mes frères, jambes coupées, encore vivant. Je l’ai appelé… Il ne pouvait pas parler, mais il a fait un geste pour que je reparte.
J’ai repris le chemin pour me cacher. J’ai commencé à vivre ainsi dans les brousses. Les Interahamwe passaient me dire que j’allais mourir.
Je suis arrivée dans la maison de ma tante où elle était avec deux de ses enfants encore en vie. Nouvelle attaque. Ma tante me prend et me jette derrière la clôture où je reste cachée. Tous sont tués ».
Elle retourne chez elle. On parle du « bus vers l’Abyssinie » c’est-à-dire la rivière où l’on jette les corps des Tutsi. « Les interahamwe voient un véhicule arriver et disent : « C’est BIGUMA ». Nous étions alignés. BIGUMA dit : « Ne les tuez pas , amenez-les là-bas… »
Maître DUQUE, l’interrompt à nouveau, exaspérée : « Cela fait 35 minutes que nous écoutons ce témoin. Ce sont des faits dont on n’est pas saisis ». Remous dans la salle. Monsieur le président intervient : « C’est juste, on n’a jamais entendu parler de ces faits, on n’en a pas été saisis, on ne pourra pas les juger. Je suis désolé, madame. Pourquoi ne pas en avoir parlé à l’instruction? J’espère que votre avocat vous a prévenu. Nous vous écoutons, mais il faut que vous ayez conscience de cela. »
Foibe MUHIGAYANA reprend son récit jusqu’à la fin de son « chemin de croix » après un mois d’errance avec l’arrivée des inkotanyi à NYANZA.
De sa famille « il ne reste plus qu’un seul frère ». Son avocat maître GISAGARA projette des photos de sa famille élargie. Il n’en reste aucune de sa famille directe, la maison ayant été incendiée. Tous les gens sur ces photos ont été tués. Des photos de ses blessures sont également présentées. 30 ans plus tard, elle en garde toujours des séquelles : « Je suis encore suivie pour elles. Il arrive qu’elles gonflent et que je doive encore mettre des bandages ».
Pour la défense, Maître DUQUE relève que l’acte de notoriété versé en première instance, le 24/1/2024, « dit qu’ils sont morts ailleurs, à un autre endroit, à NYABURARE. Il y a un problème de noms et de lieux qui ne correspondent pas ».
Audition de madame Jocelyne UWICYEZA, partie civile.
Il est déjà presque 21h30. L’audition de Jocelyne UWICYEZA est reportée au lendemain.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Coline BERTRAND, stagiaire
Myriam RAMBACH, bénévole
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
- FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
- Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
- PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
- Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
- TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
- Voir l’audition de François HABIMANA, 21 novembre 2024[↑]
- Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]