Procès en appel de Sosthène MUNYEMANA: mercredi 15 octobre 2025. J 21

Cette première version de compte-rendu sera revue et complétée, nous vous invitons à revenir sur cette page ultérieurement.


L’audience s’ouvre sur l’annonce, par Me MARTIN, du décès de madame Marie GAFARAZI, partie civile entendue en première instance, des suites d’une longue maladie.

Interrogatoire de l’accusé (suite)

  • Bureau de secteur de TUMBA
Ancien bureau du secteur de TUMBA. Photo Alain GAUTHIER;

Le président invite l’accusé à expliquer dans quelles circonstances il s’est retrouvé en possession de la clé du bureau : l’accusé relate que, le 21 avril, un groupe de réfugiés s’est rassemblé devant le bâtiment. Joseph HITIMANA, alias RUGANZU, lui a raconté ce qu’ils avaient subi avant d’arriver, notamment des cas de femmes violées. Décidé à agir, l’accusé contacte le chef de secteur François BWANAKEYE, pensant que celui-ci, vivant à environ deux kilomètres du bureau, ignorait la situation.

Lors de cet appel, BWANAKEYE a expliqué qu’il ne pouvait se déplacer, des miliciens se trouvant devant son domicile, et qu’il craignait pour la sécurité de son épouse. Il a alors proposé d’envoyer la clé du bureau à l’accusé, à condition qu’il trouve une personne de confiance pour la lui remettre. Le soir même, aucune clé ne lui est parvenue. Il l’a finalement reçue le lendemain, transmise par un jeune homme envoyé par BWANAKEYE.

L’accusé se rend alors au bureau de secteur : « Le groupe comptait toujours entre vingt et trente réfugiés, entourés de miliciens qui n’étaient pas encore agressifs. J’ai dit à haute voix que j’étais envoyé par BWANAKEYE et qu’il viendrait plus tard. Dès que j’ai ouvert la porte, les réfugiés sont entrés rapidement, sans réaction des miliciens. J’ai ensuite fermé la porte à clé pour qu’ils soient en sécurité. » L’accusé précise avoir constaté l’absence de point d’eau dans le bâtiment : « Je suis allé au kiosque voisin pour demander à la dame de leur apporter de l’eau et un peu de nourriture, mais cela ne suffisait pas. »

De retour chez lui, il a à nouveau contacté BWANAKEYE, qui s’est rendu sur place le lendemain, 24 avril, et a organisé une réunion avec les chefs de cellule. Son intention, selon l’accusé, était de renvoyer les réfugiés dans leurs cellules respectives, mais ceux-ci ont refusé, en raison des tueries. BWANAKEYE a alors téléphoné au bourgmestre de NGOMA, Joseph KANYABASHI, lequel a proposé d’envoyer une camionnette pour les emmener au bureau communal.

Le président demande : « Enfermer les réfugiés dans le bureau, n’était-ce pas, comme certains témoins le pensent, un lieu de transit avant leur extermination, les fosses communes étant déjà pleines? » « Je n’ai jamais entendu parler de cela » répond l’accusé.

Le président lui demande combien de jeux de clés existaient. L’accusé dit l’ignorer. S’interrogeant sur la logique administrative, le président souligne : « Comment un chef de secteur, responsable élu, peut-il se délester de sa clé et la donner à vous, sans fonction administrative? » L’accusé répond : « Je l’ai alerté en tant que citoyen. Il avait confiance en moi. »

Le président remarque que Gérard MAMBO, chef de cellule habitant plus près du bureau, aurait pu être un intermédiaire plus naturel. L’accusé indique ne pas savoir pourquoi BWANAKEYE a choisi de lui confier la clé, ni si ce choix traduisait une méfiance envers MAMBO, connu pour son extrémisme.

Sur la base de plusieurs témoignages, le président suggère que la remise de la clé pourrait traduire une forme d’autorité reconnue à l’accusé. Celui-ci conteste : « Aller au bureau de secteur représentait un risque. Mais je ne pouvais pas refuser de prendre cette clé. »

Il affirme avoir conservé la clé du 23 avril au 15 mai, avant de la rendre à BWANAKEYE. Le président l’interroge alors sur la manière dont il conciliait son activité professionnelle et ses passages au bureau de secteur, puisqu’il rentrait de congés le 9 mai. L’accusé répond : « À un moment, il n’y avait plus d’arrivées de réfugiés à mettre à l’abri. »

Il dit ne plus se souvenir précisément de l’endroit où il gardait la clé, sinon qu’elle était conservée à son domicile.

Le président évoque les témoignages de monsieur Évariste NTIRENGANYA[1] et madame Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA [2], selon lesquels des individus, parmi eux des miliciens, se seraient rendus chez l’accusé pour récupérer la clé et enfermer des Tutsi arrêtés. L’accusé conteste ces déclarations : « Des jeunes, mais pas des miliciens, sont venus chez moi, au moins à deux reprises, pour me signaler la présence de réfugiés au bureau. J’y suis alors allé pour leur ouvrir. » Il précise qu’il pouvait apercevoir partiellement le bureau depuis sa maison, située à environ 275 mètres, et qu’il percevait parfois du bruit ou de l’agitation inhabituelle. Il ajoute qu’à proximité du bureau se trouvaient des miliciens.

Le président interroge l’accusé sur sa connaissance des massacres perpétrés, à la même période, dans des églises, hôpitaux ou bâtiments administratifs : « Je ne connaissais pas leur ampleur », répond l’accusé. Le président poursuit : « Les miliciens présents à proximité du bureau de secteur s’abstenaient-ils d’intervenir par respect pour vous ? » « S’il y en avait, ils ne me l’ont pas dit. Certains savaient que j’étais ami avec Jean KAMBANDA. Est-ce que cela a pu jouer ? C’est fort possible, mais je ne sais pas. »

Le président aborde ensuite les conditions de salubrité du bureau : « Lorsqu’un groupe de réfugiés reste enfermé deux nuits, ils ont des besoins vitaux, vous le savez, vous êtes médecin. Comment étaient-ils satisfaits ? » L’accusé répond : « Un petit bureau attenant à la grande salle servait de lieu d’aisance, directement sur le sol. Les conditions étaient très difficiles. On ne pouvait pas faire autrement : ouvrir la porte à plusieurs reprises aurait exposé les réfugiés à un risque. » Il ajoute qu’entre deux groupes, le nettoyage était effectué par des femmes. Concernant le témoignage de Madame Providence MUKANDOLI[3], qui évoque des réfugiés blessés, l’accusé conteste : « Je n’ai rien vu de tel. Je doute même qu’elle ait été au bureau de secteur. » Il précise que les seules blessures qu’il a observées concernaient le premier groupe, le 23 avril, et se limitaient à des « estafilades » ou « lésions superficielles » : « Je n’avais pas de matériel médical ; tout se trouvait à l’hôpital », ajoute-t-il.

Le président revient sur le rôle du chef de secteur : « Pourquoi BWANAKEYE ne prévient-il pas KANYABASHI avant de se rendre sur place ? La veille, il ne sait donc pas ce qu’il compte faire ? » « Non », répond l’accusé.

À propos du discours prononcé par KANYABASHI le 19 avril, le président demande : « Entre le 19 et le 24 avril, avez-vous eu des échos de cette allocution ? » « Je n’en connaissais pas le contenu, et BWANAKEYE ne m’en a pas parlé », répond l’accusé.

Le président s’intéresse aux conditions dans lesquelles les réfugiés arrivaient au bureau : « Certains venaient d’eux-mêmes, d’autres étaient amenés par des miliciens. Lorsque vous voyez ces derniers, ne pensez-vous pas que les Tutsi risquent d’être tués ? » « Je ne les ai pas vus arriver. Ce qui se passait avant, je ne le savais pas. Pour moi, les enfermer leur offrait un sursis. »

Le président l’interroge à nouveau sur le sort du groupe de RANGO : « Vous êtes-vous renseigné sur ce qu’ils sont devenus ? » « Non, je n’ai pas pu », répond l’accusé. Même question pour les femmes : « Je ne les connaissais pas », dit-il, et précise : « Il faut distinguer le refuge de l’abri : l’abri est temporaire, pas le refuge. Le bureau de secteur était un abri. »

Un juré demande : « Si vous aviez peur, pourquoi ne pas avoir remis la clé à quelqu’un d’autre ? » « Je l’aurais rendue à BWANAKEYE, mais je n’aurais désigné personne à sa place », répond-il.

Un assesseur reprend : « Si les miliciens n’ont pas agi, est-ce parce qu’ils savaient que les Tutsi seraient de toute façon tués plus tard ? » « Je ne l’ai pas vu comme ça. Je ne sais pas ce qu’ils avaient en tête », répond l’accusé.

Sur le ménage du bureau, l’accusé précise que BWANAKEYE venait lui-même chercher la clé chez lui, se rendait sur place, restait le temps du nettoyage, puis rapportait la clé à son domicile.

L’assesseur l’interroge : « Pourquoi ne pas avoir confié la clé à l’un des réfugiés, puisque la porte pouvait se verrouiller de l’intérieur ? » « je n’ai pas voulu me séparer de la clé » répond l’accusé, sinon « autant les laisser se balader à l’extérieur. (…) Si les ouvertures avaient été répétées, le groupe aurait été exposé à tout le monde », ajoutant que les réfugiés étaient « stressés, angoissés, désespérés ». Concernant la présence des miliciens, il précise : « Quatre ou cinq d’entre eux, armés de bâtons ou de massues, tournaient autour du bureau. Certains habitaient la région, d’autres logeaient juste en face. »

Enfin, l’assesseur lui demande s’il a alerté BWANAKEYE du risque que les miliciens enfoncent la porte pour tuer les réfugiés : « Non », répond-il.

Audition en visio de Dominique DANDELOT, expert psychiatre – Dessin @art.guillaume

 

Le président poursuit ses questions sur la fuite de l’accusé et de sa famille hors du Rwanda et d’autres procédures judiciaires le concernant.

L’audition de l’après-midi sera consacrée aux questions des parties civiles.

La suite du compte-rendu de cette journée sera publiée ultérieurement sur cette page.

 

Mathieu PEREZ, bénévole

Jacques BIGOT, pour les relectures, les notes et la mise en page

Alain GAUTHIER, président du CPCR, pour les relectures et les NDR.

 

  1. Voir l’audition de monsieur Évariste NTIRENGANYA, 29 septembre 2025.[]
  2. Voir l’audition de madame Gloriose NYIRANGIRUWONSANGA, 2 octobre 2025.[]
  3. Voir l’audition de madame Providence MUKANDOLI, 1er octobre 2025.[]

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