Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 19 juin 2023. J26

AUDITION DES PARTIES CIVILES :



Pour l’association SURVIE, madame Laurence DAWIDOWICZ.

Je m’appelle Laurence Dawidowicz, je suis kinésithérapeute et adhérente de l’association Survie qui s’est portée partie civile dans ce procès et que je représente ici.
Les avocats qui nous représentent pour ce procès Mes Sarah Scialom, Hector Bernardini et Jean Simon ont travaillé gracieusement pour porter notre voix et nous les remercions de leur engagement.
Je vais tout d’abord vous présenter SURVIE et ensuite les raisons qui nous ont conduits, en tant qu’association, à nous porter partie civile dans ce procès.

I – QUI EST SURVIE ?
SURVIE, c’est une association qui regroupe 900 adhérents répartis en 20 groupes locaux présents dans différentes régions de France. Nous avons deux salariés, qui sont financés par nos fonds propres, issus des cotisations des adhérents et de dons de personnes privées.
Survie a été créée au début des années 80, pour lutter contre les causes structurelles de la misère dans les pays du Sud.
Ses membres fondateurs ont lancé le « manifeste-appel contre l’extermination par la faim », une pétition signée par 55 prix Nobel à l’époque, et par de nombreux parlementaires français mais sans que cela ne débouche sur des actes contrairement aux mobilisations en Italie ou en Belgique…
Cette interpellation internationale plaidait en faveur d’une réforme de l’aide publique au développement pour que cette aide s’attaque véritablement aux racines de l’extrême misère et la famine dans les pays du Sud.
Et en France ?
Assez rapidement et dans la suite logique du manifeste, Survie a milité pour assainir les relations entre la France et les pays d’Afrique francophone, ce qu’on appelle la lutte contre la Françafrique.
C’est l’époque où le public a commencé à découvrir, notamment grâce à notre action, que des partis politiques français de premier plan bénéficiaient, pour leur financement, de fonds détournés par des dictateurs africains.
Autant d’argent qui échappait aux besoins criants des citoyens de ces pays et aggravait leur misère.

II – COMMENT SURVIE EN EST-IL VENU A S’INTERESSER AU RWANDA ?
Le Rwanda en 1993, c’est « Silence on tue »
• En 1992-93 les exactions contre les Tutsi ont pris une tournure massive.
• Les associations rwandaises de défense des droits de l’Homme ont beau être actives, leur travail de documentation des massacres n’a aucun effet sur le pouvoir en place.
• Réunies en un collectif, (le CLADHO), elles décident alors d’alerter leurs supports internationaux du risque de survenue d’un génocide des Tutsi du Rwanda.
• Là au moins, elles sont entendues. Par la Fédération Internationale des droits de l’Homme, la branche africaine de Human Right Watch et l’Union africaine des Droits Humains, qui envoient une mission d’enquête sur place.
• Jean Carbonare, qui était à l’époque président de Survie, fait partie de la délégation.
• Il a témoigné au JT de France 2[1], à son retour, des enquêtes des associations rwandaises, de ce qu’elles leur avaient montré mais aussi du soutien du gouvernement français au gouvernement en place au Rwanda. Bouleversé par ce qu’il a vu, il ne s’en est jamais remis.
• Jean Carbonare a rencontré la cellule africaine de l’Elysée pour lui remettre un pré-rapport de mission.
Mais là encore : silence radio, aucune réaction et pire, comme l’a bien montré le récent rapport Duclert[2], l’exécutif français continue à soutenir le régime Habyarimana, puis le Gouvernement Intérimaire Rwandais, responsable du génocide.

Quelle a été l’action de Survie pendant le génocide ?
D’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris. Ils ont multiplié les conférences de presse, les communiqués, mais aussi des manifestations symboliques, comme la marche en rond : ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Ils n’étaient pas nombreux ceux qui s’intéressaient au Rwanda en 94.
Et depuis ?
Le génocide des Tutsi a marqué un tournant pour notre association : depuis 1994, nous en avons fait un combat fondateur.
L’association a pris conscience du risque que ce génocide soit occulté, nié, et avec lui la mémoire des victimes, la culpabilité des auteurs et complices.
C’est pourquoi nous avons introduit la lutte contre la banalisation du génocide dans nos statuts.

… et nous l’avons traduit en actes
Dès octobre 94 François–Xavier Verschave qui succédera à Jean Carbonare comme président de Survie, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ».
Parallèlement, la déléguée du président, Sharon Courtoux recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.
Depuis 1994, le combat des militants se poursuit sur nos heures de liberté, de sommeil, nos weekends, nos soirées. Des milliers de personnes se sont relayées, certains qui connaissaient le Rwanda, d’autres qui avaient rencontré des rescapés, mais aussi des personnes qui portaient parfois dans leur histoire personnelle le refus de l’impunité.
Beaucoup de nos membres n’avaient pas 20 ans en 1994. Ils ont décidé, tout comme moi, que ce combat était le leur. Et qu’il fallait agir.
Avec d’autres associations nous avons créé la Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale, et multiplier les pressions pour que partout la justice s’applique contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.
Nous avons en 2004 contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires. Nous avons continué à écrire, à publier, à rencontrer les simples citoyens lors de projections débats pour partager avec eux ce que nous avions appris, mais aussi nos questions, nos indignations.
Dans cette logique, nous avons changé les statuts de l’association pour pouvoir ester en justice.

III – POURQUOI SURVIE SE CONSTITUE-T-ELLE PARTIE CIVILE ?
Vous l’aurez compris, notre raison d’être à Survie, c’est de lutter contre l’impunité, l’impunité des pouvoirs publics comme celle des individus.
C’est cette même impunité qui a permis que le génocide d’avril 94 soit possible, car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient été ni arrêtés, ni jugés, ni condamnés. Nous sommes petits mais obstinés. Nous voulons que la justice soit rendue. Pour que le « Plus jamais ça » ne soit pas que des mots.
La France est hélas une terre d’accueil pour un grand nombre de personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir été complices de crime de génocide. Nous avons été parties civiles dès le premier procès d’un accusé rwandais en France, celui de Pascal Simbikangwa mais aussi celui des deux bourgmestres Octavien Ngenzi et Tito Baharira, puis, plus récemment, celui de Laurent Bucyibaruta.
Notre présence à ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance mais une étape nécessaire pour faire avancer la vérité, pour obtenir justice, pour que les enfants des victimes ne tremblent plus au moindre son de sifflet, comme ceux des Interahamwe qui les pourchassaient, pour que les enfants des tueurs sachent que le cycle s’est arrêté là.
Peut-être aussi pour l’association avons-nous besoin de savoir que nous ne nous sommes pas mobilisés en vain. Que ce génocide restera dans la conscience de nos concitoyens et que maintenant, c’est un à jury citoyen que nous pouvons nous en remettre.

 


Pour l’association IBUKA France, monsieur Marcel KABANDA, président.

Marcel KABANDA est entendu en tant que président de l’association IBUKA France. IBUKA signifie « Souviens-toi » en kinyarwanda. Puisque la question a été posée au début du procès, le président demande à Marcel KABANDA de préciser la nature des liens entre les différents IBUKA et notamment entre IBUKA Rwanda et IBUKA France. Il répond que le seul lien est l’objet que les associations ont en commun, celui de la mémoire du génocide.

Le témoin présente ensuite le rôle d’IBUKA et les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans l’œuvre de mémoire, puisque les personnes qui ont vécu le génocide ne sont plus, pour la plupart. Il explique aussi qu’après le génocide les tueurs ont eu le temps de fuir et qu’avec le temps, la mémoire des survivants sur les faits et les visages de ces tueurs s’affaiblit.

La défense interroge le témoin sur les liens d’IBUKA France avec les autres associations IBUKA, et Marcel KABANDA est obligé d’expliquer à nouveau la distinction. Il lui demande ensuite le détails des apports financiers de l’association et s’il a déjà rencontré des difficultés avec la visite de témoins en prison. Marcel répond qu’il n’est jamais allé en prison, mais a rencontré des rescapés ou témoins libres (NDR. L’avocat de la défense se trompe manifestement de témoin. Ce sont les représentants du CPCR qui se rendent fréquemment dans les prisons rwandaises pour recueillir le témoignage des détenus). Enfin, la défense cite des passages d’ouvrages de professeurs sur les difficultés judiciaires concernant la vérité de certains témoignages comme le professeur GUICHAOUA. Marcel KABANDA répond que pour chaque témoignage, ce sont aux juges et à la cour d’apprécier leur véracité.


Pour le CPCR, monsieur Alain GAUTHIER, président.

J’interviens en tant que président du CPCR. L’association a été créée en 2001 et a pour but de poursuivre les personnes suspectées d’avoir participé au génocide des Tutsi et qui vivent sur le sol français. La France a la possibilité de juger au vu de la loi de compétence universelle. J’interviens aussi en tant que famille de victimes puisque la famille de mon épouse a été exterminée. Je tiens à remercier notre avocate, Domitille PHILIPPART, qui nous a aussi assistés dans ce procès et dans d’autres affaires.

Je commence ma déposition assez loin dans le temps, en 1961. J’étais en 5ème, et un missionnaire Père Blanc est venu projeter un documentaire « Charles LWANGA et les martyrs de l’OUGANDA ». À la fin de la projection, j’ai griffonné sur un papier ces quelques mots :« Je veux être comme vous ». Il m’a répondu : « Tu es en 5ème, passe ton bac et on verra ». Si je rapporte cette anecdote qui peut vous paraître banale, c’est parce que, en 1994, c’est dans la paroisse « Charles LWANGA et les Martyrs de l’OUGANDA » à NYAMIRAMBO que ma belle-mère, Suzana MUKAMUSONI, sera assassinée le 8 avril au matin.

Plus tard en 1968, je rentre à la faculté de Théologie catholique de STRASBOURG. Après deux ans d’études, c’est l’heure de faire mon service militaire. Je m’engage pour deux ans. L’évêque de BUTARE, monseigneur Jean-Baptiste GAHAMANYI, avait besoin de coopérants. Quand j’arrive à BUTARE, l’évêque me nomme professeur de français à SAVE, c’est une colline à dizaine de kilomètres au nord de BUTARE. SAVE est la première paroisse du Rwanda fondée en 1990. Le roi avait envoyé les missionnaires sur cette colline car les habitants avaient une mauvaise réputation.

Je passe deux années dans cet établissement en tant que professeur de Français. J’entraîne aussi l’équipe de football. Là-bas, je me trouve dans une situation assez bizarre, il y un groupe de professeurs rwandais dont Straton GAKWAYA, un jeune prêtre qui sera assassiné le 7 avril au Centre Christus à KIGALI, et Boniface NKUSI aussi tué pendant le génocide. Et il y avait aussi un Hutu royaliste, Xaveri NAYIGIZIKI. A côté de ce groupe il y avait une congrégation de frères flamands, les VANDALES (c’est leur vrai nom) qui avaient été chassés du CONGO, ils se mêlaient peu aux autres. A la fin de 1971, l’un d’eux va écrire une lettre anonyme à mes parents pour dénoncer mon mauvais comportement. L’auteur, finalement dénoncé, sera  expulsé du Rwanda par l’évêque de BUTARE. J’apprendrai plus tard que l’évêque m’avait placé dans cet établissement pour créer des liens entre les groupes, ça n’a pas été possible.

La seule distraction sur cette colline où étaient implantés de nombreux établissements scolaires, c’était le football. On avait créé une équipe d’enseignants qui sillonnait la région pendant le week-end : on m’avait d’ailleurs affublé d’un surnom : KANYAMUPIRA. Le 1er mai 1972, on part au BURUNDI pour deux matchs. Mon passeport était périmé, donc je pars accompagné d’un commerçant grec de BUTARE qui me dit : « Ne t’en fais pas, je connais tout le monde ». Effectivement, on passe la frontière sans problème. Après quelques kilomètres, on est arrêté par des militaires lourdement armés qui finissent par nous laisser passer. Cela se produira plusieurs fois avant d’arriver à BUJUMBURA, sans que personne ne nous donne d’explication. On apprendra, à notre arrivée, qu’un coup d’état s’est produit dans la nuit : des camions de cadavres sillonnent la ville. Comme je n’avais pas de papiers, on s’est caché au Grand séminaire et après avoir obtenu un laisser passer de l’ambassade de France, nous sommes partis en convoi, huit jours plus tard, escortés par les militaires burundais, jusqu’à la frontière du ZAÏRE, près de la ville d’UVIRA, pour rentrer au RWANDA par CYANGUGU. Mon retour à SAVE a été bien fêté.

En juillet 1972, je dois quitter le RWANDA et je reprends mes études à Nice, en Lettres modernes, et l’année suivante à l’Université de Grenoble, mon académie d’origine. En 1973, les Tutsi sont chassés de l’administration, des collèges, des universités, dont mon épouse qui se réfugie au BURUNDI. À l’été 1974, Henri BLANCHARD, curé de SAVE quand j’étais au RWANDA, et qui est venu en congés, me dit qu’une jeune demoiselle vient le voir à Ambierle, près de Roanne, dans la Loire.  Je l’avais connue à SAVE et, de mon ARDÈCHE voisine, je vais voir DAFROZA. Après lui avoir rendu sa visite le Noël suivant à BRUXELLES, nous commençons notre histoire commune. Nous nous marions en 1977 et nous aurons trois enfants. Nous avons passé plusieurs séjours au Rwanda jusqu’en 1989. Les attaques du FPR rendaient les visites difficiles.

En février 1993, après l’intervention sur France 2 de Jean CARBONARE[1], c’est la date de notre premier engagement.  J’écris à François Mitterrand pour lui demander ce que la France fait au Rwanda. Je reçois une lettre de l’Élysée, une autre du Ministère des Affaires Etrangères pour dire qu’ils font le maximum pour ramener la paix au RWANDA. Le 4 aout 1993, nous fêtons les accords d’Arusha à BRUXELLES. En février 1994, mon épouse part rendre visite à sa mère qui lui dit, alors que la situation est tendue à KIGALI, de rentrer en France. On ne la reverra plus.

Le 7 avril 1994, il y a l’attentat contre l’avion du président. Je l’apprend par la radio, je réveille mon épouse, elle a au début une réaction enthousiaste mais je lui dis : « Attention, les Tutsi peuvent en faire les frais ». Le lendemain, je téléphone au Père BLANCHARD à la paroisse où ma belle-mère et ses cousins se sont réfugiés et j’apprends que ma belle-mère a été assassinée dans la matinée, dans la cour de la paroisse. Le soir, rentré à la maison, je dois annoncer la terrible nouvelle. DAFROZA se met à hurler au point que je dois aller expliquer la situation à nos voisins. Notre fils EMMANUEL, onze ans, lancera ces mots : « Maman, je te vengerai ».

Commence alors notre combat quotidien. Dans la presse, j’écris aux journaux pour dénoncer ce qui se passe au RWANDA. Le journal La Croix publie un de mes appels au secours. Je suis le premier à annoncer l’accueil d’Agathe HABYARIMANA en France avec de l’argent et un bouquet de fleurs. Nous répondons aux fax des rescapés de l’hôtel des Milles collines. Pendant cette période, nous organisons une manifestation à Reims avec un slogan : « Rwanda, la honte ».

Deux enfants du cousin de mon épouse, Jean-Paul et Pauline, sept et onze ans, sont retrouvés par la Croix Rouge à BUJUMBURA et nous mettons tout en œuvre avec le Ministère des Affaires étrangères pour les accueillir. Ils arrivent le 14 août. La famille passe de trois à cinq enfants. En aout 1996, on retourne au Rwanda, on trouve peu de survivants, le silence s’impose, les seules personnes de notre famille, ce sont des réfugiés qui étaient au CONGO. Au cours de cette année, nous allons commencer à réunir des premiers témoignages, à titre individuel. Mon épouse avait une cousine rescapée de la Sainte-Famille à KIGALI qui nous as permis de récupérer des témoignages de rescapés. On les remet à un avocat qui était sur l’affaire MUNYESHYAKA qui était visé par une plainte depuis 1995. Après plus de vingt ans de procédures, il finira par bénéficier d’un non-lieu définitif, au grand désespoir des rescapés.

Au printemps 2001, c’est le premier procès à BRUXELLES : les Quatre de BUTARE, parmi les accusés, il y a un ancien ministre et chef d’une entreprise d’allumette à BUTARE, un professeur d’université et deux religieuses. Nos amis à l’initiative de la plainte, à la fin du procès, nous interpellent : « Et vous, qu’est-ce que vous faites en France ? » Dès la fin du procès nous réunissons un certain nombre d’amis et nous créons le CPCR. Nous allons nous constituer partie civile dans six plaintes qui « dormaient » sur le bureau de la juge d’instruction: l’abbé Wenceslas MUNYESHYAKA, le docteur Sosthène MUNYEMANA qui sera jugé en novembre, Laurent BUCYIBARUTA, ancien préfet de GIKONGORO, jugé et condamné l’an dernier[3], Fabien NERETSE, que nous avions retrouvé à Angoulême sous un faux nom et qui sera extradé vers la Belgique et condamné, Cyprien KAYUMBA et Laurent SERUBUGA.

Rapidement nous avons travaillé sur de nouvelles plaintes. Chaque fois que nous apprenions la présence en France d’une personne suspectée d’avoir participé au génocide des Tutsi, nous nous rendions sur place et nous allions à la recherche de témoins dont les témoignages allaient servir à nourrir la plainte que nous soumettions à des juges d’instruction. La première, c’est celle contre Agathe HABYARIMANA, le 13 février 2007 : elle vit toujours en France, sans avoir eu de titre de réfugié ou de séjour et vit à COURCOURONNES, dans la banlieue de parisienne. Nous avons déposé une trentaine de plaintes, elles ont toutes été suivies d’une information judiciaire. Les juges d’instruction ont toujours pris très au sérieux les plaintes que nous avons déposées. Cinq affaires se sont terminées par des non-lieux.

Nous nous rendons souvent au Rwanda. Les témoins sont des rescapés, mais les rescapés ne sont pas toujours les meilleurs témoins parce, souvent, ils se cachaient. Nous rencontrons des prisonniers, soit libérés, soit nous nous rendons en prison pour recueillir leurs témoignages. Ce n’est pas une faveur que l’on nous fait, tous ceux qui souhaitent rencontrer des prisonniers demandent l’autorisation au parquet général de KIGALI et au directeur des prisons. C’est ce qu’on fait et c’est ce qu’on a fait dans le cadre de cette affaire. Maintenant, le parquet préfère les extraire de la prison et les amener au parquet où ils peuvent nous donner leurs témoignages. Voilà le travail qu’on fait.

Une autre date me revient en mémoire, c’est juin 2004. On est averti qu’une fosse commune va être ouverte à NYAMIRAMBO, à la paroisse. Ma belle-mère a été tuée près de là, nous y allons, ils ouvrent la fosse devant nous. Les gens qui creusent doivent aller doucement quand on voit des os.. On voit rapidement apparaître le corps d’un jeune homme en tenue de basketteur, puis des os, des crânes que mon épouse va observer attentivement pour tenter de trouver des indices qui lui permettraient de reconnaître sa maman. En vain. On enlève les corps, ils sont lavés, on met des bassines d’eau, on les nettoie avec des brosses à dents, on les fait sécher au soleil et ensuite on les met dans des cercueils : on pourra les inhumer dignement au mémorial de GISOZI, à KIGALI.

Photos des victimes au mémorial de Gisozi à Kigali.

En 2012, il y a la création du pôle crimes contre l’humanité au TGI[4] de Paris. Avant, il fallait déposer les plaintes au domicile des accusés. Par exemple, nous avions retrouvé les traces de l’ancien sous-préfet de GISAGARA, Dominique NTAWUKURIRYAYO, à CARCASONNE, où il travaillait au service du diocèse. On nous avait dit qu’il n’était pas à l’adresse que nous avions indiquée et un an après, il a été arrêté à cette adresse précise. Dans mon établissement scolaire, je faisais partie d’une commission qui donnait des réductions aux familles nécessiteuses. Je tombe sur le nom d’un Arsène NTEZIRYAYO, je me rends compte qu’il s’agit du fils du dernier préfet de BUTARE. Sa femme était venue s’installer dans la banlieue rémoise et avait déclaré, au moment de l’inscription, que son mari était « prisonnier politique » à ARUSHA alors qu’il y avait été condamné pour génocide.

Pour l’affaire HATEGEKIMANA, en 2013, nous trouvons dans notre courrier une lettre anonyme qui disait que ce monsieur travaillait à l’université de Rennes 2. Des détails précis nous permettaient de commencer notre enquête. Il y avait aussi un deuxième nom, celui de monsieur Ignace MUNYEMANZI qui sera entendu dans l’après-midi. Le gros de nos activités, c’est de nous consacrer à la poursuites des personnes en France. Et nous avons aussi des activités en rapport avec l’éducation, nous intervenons régulièrement dans des collèges, lycées, et universités. Les professeurs ont maintenant le droit de choisir le génocide comme point d’approche. Je regrette l’absence de madame MANIER, parce que j’aurais aimé qu’elle explique ce qu’elle a dit sur nous dans les écoutes téléphoniques. Elle prétend que je connais celui qui aurait trahi son mari et que je l’aurais payé grassement. Nous recevons beaucoup d’attaques sur les réseaux sociaux.

Nous regrettons aussi la décision de la Cour de cassation qui refuse d’extrader vers le Rwanda les personnes visées par des mandats d’arrêt internationaux, ce qui encombre la justice française. Ce refus est pour nous un scandale. Les enquêtes sont de plus en plus difficiles, beaucoup de témoins sont morts, rien que dans le cadre de ce procès, il y en a trois qui sont décédés. La mémoire est défaillante. Certains témoins ont encore peur de témoigner. On doit prendre beaucoup de précautions pour recueillir les témoignages des rescapés qui souhaitent nous rencontrer dans des lieux secrets. De plus en plus de tueurs sortent de prison, et rejoignent leurs collines, ce qui inquiète les rescapés. Se pose aussi au Rwanda un gros problème de santé mentale.

Je remercie Florence PRUDHOMME et Michelle MULLER qui s’évertuent à publier des témoignages de rescapés, Les Cahiers de mémoire[5]. Le crime de génocide est un crime contre l’humanité dont on ne se remet pas.

 

A la fin de l’audition d’Alain GAUTHIER, le président LAVERGNE donne lecture de la lettre anonyme dont il vient d’être question.

Seul maître ALTIT, pour la défense, va poser des questions au témoin, pendant 45 minutes.

QUESTIONS DE LA COUR :

PRESIDENT : Il me semble qu’avant la plainte, un article avait été publié dans le Ouest France ?

Alain GAUTHIER : Oui mais je ne me souviens plus de la date.

QUESTIONS DE LA DEFENSE :

ME ALTIT : Vous avez dit dans votre audition (D652) : « On a reçu un jour une lettre anonyme…. ». Comment savez-vous que c’était des étudiants de Rennes et des rescapés ?

Alain GAUTHIER: Ce sont des déductions que j’ai faites parce qu’il était question de Rennes 2 et que l’accusé continuait à harceler ces personnes. Ça reste une lettre anonyme.

ME ALTIT : Ce qui semble frappant c’est l’abondance de détails concernant l’accusé, son adresse, son prénom, certains faits sur sa naturalisation. Comment se fait-il que des étudiants aient accès à ces dossiers ?

Alain GAUTHIER : Si ce sont des étudiants, c’est possible, moi je l’ai simplement reçue.

ME ALTIT : Hum!

Alain GAUTHIER : à deux ou trois reprises.

ME ALTIT : Votre premier réflexe c’est de demander si c’est vrai, si ce n’est pas dangereux, vous pesez le pour et le contre ?

Alain GAUTHIER Pas plus que quand on découvre une personne par un autre moyen. Nous nous sommes déplacés rapidement sur les lieux des massacres au Rwanda, nous avons recueilli les témoignages, une fois qu’on a les témoignages on essaie de les regrouper, et puis ils nous servent à rédiger la plainte, nous n’avons pas trop de raisons de douter. Ça nous est toutefois arrivé d’écarter des témoignages peu crédibles.

ME ALTIT : Vous n’avez pas peur d’être manipulé et que ça soit écrit par des représentants des services du Rwanda ?

Alain GAUTHIER : Ça fait près de vingt-cinq ans de travail et d’expérience, toutes nos plaintes ont été suivies de l’ouverture d’une information par un juge d’instruction. Je ne comprends pas votre question sur l’accès au dossier.

ME ALTIT : Quand vous recevez la lettre ?

Alain GAUTHIER : A mon souvenir c’est au cours l’été 2013.

ME ALTIT : le 13 août 2013 vous êtes au Rwanda, c’est rapide au Rwanda ?

Alain GAUTHIER: Si les témoignages datent du mois d’août, c’est donc que nous avons dû la recevoir avant.

ME ALTIT : Un mois avant ? Deux mois avant ?

Alain GAUTHIER: Je ne sais pas, certaines dates sont claires dans mon esprit, d’autres moins.

ME ALTIT : Vous avez dit que vous avez déposé une trentaine de plaintes ?

Alain GAUTHIER : oui.

ME ALTIT : Donc vous êtes intervenus dans plusieurs dossiers en France ?

Alain GAUTHIER: Pas dans tous, on n’est pas au courant de toutes les informations judiciaires ouvertes par le Parquet depuis 2019. Je sais qu’il y en a une où on a été informés et on nous a demandé si on voulait nous constituer Partie Civile. Sinon, c’est le CPCR qui a déposé toutes les plaintes depuis 2001. Sans le CPCR, il n’y aurait pas eu de procès en France si nous n’avions pas fait ce travail là.

ME ALTIT : Le journal Libération a fait sa Une sur un monsieur qui est venu témoigner. Vous l’avez vu ?

Alain GAUTHIER: Oui je l’ai vu.

ME ALTIT : Vous avez donné des informations ?

Alain GAUTHIER: J’en ai donné au journaliste il y a des mois, voire des années.

ME ALTIT : Il y a un témoin qui vient donner des informations et il est accusé dans la presse, vous comprenez que ça pose problème ?

Alain GAUTHIER : Ce n’est pas moi qui l’ai publié et on ne m’a pas demandé mon avis.

ME ALTIT : Quel est votre budget annuel ?

Alain GAUTHIER: Pendant longtemps nous avons fonctionné sur le budget familial. Le budget, je ne peux pas le donner, je ne suis pas trésorier, mais lors du premier procès nous avons obtenu une aide du gouvernement rwandais. Depuis, nous avons reçu une aide relativement importante d’une fondation danoise, et sinon nous fonctionnons avec les cotisations des adhérents et les dons.

ME ALTIT : Quel est votre budget par an ?

Alain GAUTHIER: 20 000€, sans aucune certitude.

ME ALTIT : 20 000€ ?

Alain GAUTHIER : De la somme reçue par la fondation dont je viens de parler, il nous reste un fond de fonctionnement un petit fonds. On a aussi des avocats qui nous défende pro bono.

ME ALTIT : Vous avez un petit fonds qui s’ajoute à un budget annuel. Ce petit fonds c’est combien ? Vous avez prêté serment!

Alain GAUTHIER : Non, maître, je suis partie civile, je n’ai pas prêté serment. (NDR. L’avocat se sent un peu gêné par cette méprise). Je ne suis pas obligé de le dire.

ME ALTIT : Combien de fois allez-vous au Rwanda par an ?

Alain GAUTHIER Trois ou quatre fois par an, en moyenne.

ME ALTIT : Qui paie ?

Alain GAUTHIER: L’association, nous n’avons pas de frais importants sur place. Nous ne logeons pas à l’hôtel.

ME ALTIT : Vous avez une voiture qu’on vous prête ?

Alain GAUTHIER : oui, par des proches.

ME ALTIT : Vous dites dans votre audition que vous travaillez de manière étroite avec IBUKA ?

Alain GAUTHIER : Nous avons travaillé en lien avec le responsable IBUKA NYANZA qui a témoigné dans ce procès.

ME ALTIT : En lien avec IBUKA Rwanda ?

Alain GAUTHIER: Je viens de vous dire le président local d’IBUKA qui est partie civile. Je ne vois pas pourquoi il en déferrerait à IBUKA national.

ME ALTIT :  Vous envoyez au juge d’instruction les éléments qui sont des déclarations faites par des personnes que vous avez rencontrées, pourquoi n’avez-vous pas joint les procès Gacaca[6] auxquels les témoins font allusion, ça nous aurait beaucoup aidé.

Alain GAUTHIER: Ce n’est pas toujours facile de les obtenir rapidement et quand on les récupère, ils ne sont pas d’une grande précision: il y a le nom des juges, la sanction, le nom de la personne.

ME ALTIT : C’est toujours utile pour savoir.

Alain GAUTHIER : L’œuvre de justice, ce n’est pas nous qui la faisons, ce sont les juges d’instruction et cette est rendue aujourd’hui. Dans quelques jours, lors du verdict, sera donnée une « vérité judiciaire ».

ME ALTIT : L’été 2013, vous partez au Rwanda. Le 13 août 2013, vous allez à la prison de NYANZA et vous entendez des détenus? (il cite des noms).

Alain GAUTHIER : C’est correct, mais quand nous sommes arrivés, on nous a fait venir des prisonniers et ils ont mis par écrit leurs dépositions. Parfois on nous les fait rencontrer seul à seul. Nous sommes souvent deux, mon épouse et moi. Eux, par contre, sont toujours seuls avec nous.

ME ALTIT : Vous êtes avec qui ?

Alain GAUTHIER: Je suis avec mon épouse.

ME ALTIT : Et pas de partie civile ?

Alain GAUTHIER: Je ne me souviens pas.

ME ALTIT : Vous avez écrit au parquet du Rwanda en disant : « Je veux entendre telle ou telle personne« ?

Alain GAUTHIER : on a demandé si on pouvait entendre des gens emprisonnés à la prison de MPANGA.

ME ALTIT : vous savez combien il y a de détenus ?

Alain GAUTHIER : je ne sais pas combien ils sont, je sais qu’il y a des étrangers, des Libériens et des Sierra-Léonais. MPANGA est une prison moderne aux normes internationales.

ME ALTIT : Je veux comprendre pourquoi vous écrivez que vous allez voir des détenus de NYANZA.

Alain GAUTHIER: Comment voulez-vous qu’à la prison de NYANZA, il n’y ait pas de prisonniers originaires de NYANZA.

ME ALTIT : c’est un pari ?

Alain GAUTHIER: C’est une déduction logique.

ME ALTIT : Le procureur vous autorise à aller en prison ?

Alain GAUTHIER : Il connaît le travail qu’on fait depuis des années, il nous donne cette autorisation.

ME ALTIT : A quel titre vous vous présentez ?

Alain GAUTHIER : Au titre de président du CPCR.

ME ALTIT : Vous n’êtes pas procureur, vous n’êtes pas avocat ?

Alain GAUTHIER: Je vous ai répondu, je demande l’autorisation, on me la donne. Il y a d’autres associations qui vont en prison rendre visite aux détenus.

ME ALTIT : Mais ils ont des statuts ?

Alain GAUTHIER: Nous aussi on a des statuts, ils ne peuvent pas être plus clairs.

ME ALTIT : Vous vous présentez aux prisonniers ?

Alain GAUTHIER: C’est comme ça qu’on fonctionne, avec l’aval des autorités judiciaires et carcérales du Rwanda.

ME ALTIT : Ce dernier demande au directeur de la prison …

Alain GAUTHIER : C’est comme ça que ça fonctionne.

ME ALTIT : Votre épouse a-t-elle des liens avec un membre du gouvernement ?

Alain GAUTHIER: J’attendais la question, j’ai vu que vous aviez versé un article au débat, un article qui dit: « Alain GAUTHIER avoue être en famille avec James KABAREBE » (NDR. Ancien ministre de la Défense, aujourd’hui conseiller auprès du Président de la République). Pour « avouer » il faut se sentir coupable. J’ai reconnu tout simplement la vérité. Y a-t-il une honte à cela? C’était suite à une question d’une avocate de la défense dans un autre procès que cet article « malveillant » a été publié. J’ai reconnu que monsieur KABAREBE avait épousé une cousine de mon épouse.

ME ALTIT : Vous avez la nationalité rwandaise ?

Alain GAUTHIER oui, et française. J’ai obtenu la nationalité rwandaise en 2009.

ME ALTIT : Vous avez été récompensé par le président KAGAME ?

Alain GAUTHIER : Oui, on a obtenu une décoration, par le président KAGAME. La médaille IGIHANGO.  Mais on en a reçu une aussi de la ville de Reims.

ME ALTIT : Dans la prison, ils sont quatre à témoigner ?

Alain GAUTHIER: oui, certains sont venus et ont dit : « Nous savons ce que vous faites, on n’a pas envie de vous parler».

ME ALTIT : Ensuite, certains restent et d’autres s’en vont ?

Alain GAUTHIER: Ils ont été répartis dans une salle et ils ont écrit leurs déclarations.

ME ALTIT : Vous savez que la plupart ne savent ni lire ni écrire ?

Alain GAUTHIER : Ceux qu’on a rencontrés savaient lire et écrire.

ME ALTIT : Je comprends le processus, mais il y a un « Hic ». Vous savez que les autorités rwandaises sont critiquées à cause des conditions de détention des prisonniers ?

Alain GAUTHIER : Je lis comme vous, mais on a les mêmes conditions dans certaines prisons françaises.

ME ALTIT : Des personnes qui ne vous connaissent pas, comment savez-vous qu’elles vont vous dire la vérité ? (de nommer l’association IBUKA)

Alain GAUTHIER: C’est vous qui le dite, je ne suis pas membre de cette association malgré tout le respect que j’ai pour eux. Ces témoignages, nous les remettons à des juges d’instructions qui enquêtent à leur tour lors de commissions rogatoires.

ME ALTIT : Au vu du rapport de 2021 du Haut-commissariat au Droits de l’Homme des Nations Unies, vous n’avez pas peur que ces gens vous disent des choses qu’on leur a soufflées ?

Alain GAUTHIER: c’est vous qui le craignez.

ME ALTIT  répète question.

Alain GAUTHIER: par rapport à certains témoignages, nous sommes méfiants. Nous n’avons pas fourni tous les témoignages parce que certains nous paraissaient pas suffisamment crédibles.

ME ALTIT : ils vous donnent leurs témoignages écrits ?

Alain GAUTHIER: Dans ce cas-là, oui.

ME ALTIT : Donc vous n’avez pas d’échange, on vous remet les témoignages ?

Alain GAUTHIER: Le directeur les regroupe, atteste de leur véracité par un tampon de la prison.

ME ALTIT : Est-ce que parmi ces noms que je donne, il y a des gens que vous aviez déjà croisés lors d’affaires précédentes ?

Alain GAUTHIER: Je ne vois pas.

ME ALTIT : Israël ? Vous ne l’avez rencontré nulle part ailleurs ?

Alain GAUTHIER: Non. Il est en prison.

ME ALTIT : Lameck ?

Alain GAUTHIER : pareil.

ME ALTIT : même avant ?

Alain GAUTHIER: non, même avant.

ME ALTIT : Mathieu ?

Alain GAUTHIER: pareil.

ME ALTIT : Vous dites dans votre audition : « Des détenus que nous n’avons pas prévu de rencontrer viennent ».  Comment ça se passe ?

Alain GAUTHIER : je n’ai pas plus d’explications à vous donner.

ME ALTIT : Y a-t-il parmi les détenus en général, des détenus qui sont les émissaires des autorités et qui vont chercher à droite à gauche dans une prison des personnes pour témoigner contre quelqu’un ?

Alain GAUTHIER : Non, je n’ai pas connaissance de cela.

ME ALTIT : Vous avez parlé de prisonniers qui ont refusé de vous parler. Pour qu’ils refusent de vous parler, vous les connaissiez ?

Alain GAUTHIER: Nous n’avons pas les noms, mais c’était un intellectuel qui parlait très bien français.

ME ALTIT : Vous leur dites quoi ?

Alain GAUTHIER: J’ai dit : « Je sais que vous avez des connaissances sur la personne contre laquelle nous désirons porter plainte, vous ne voulez pas me parler, j’en prends acte ». Et il est parti.

ME ALTIT : Il y avait des gens qui ont écrit pour eux ?

Alain GAUTHIER : Certains sont des illettrés, et ils ont besoin que quelqu’un prenne leur témoignage sous la dictée.

ME ALTIT : Les personnes remplissent leur papier, vous dites que, de votre point de vue, personne ne les a préparés ?

Alain GAUTHIER: Je pense que non.

ME ALTIT : Vous êtes avec votre femme ?

Alain GAUTHIER: Oui, nous partons le plus souvent possible ensemble. Il est possible que le représentant d’IBUKA à NYANZA, Canisius KABAGAMBA, ait été présent ce jour-là, je ne me souviens plus. Mais on est souvent seuls, tous les deux.

ME ALTIT : A votre connaissance, y a-t-il déjà eu des témoignages préfabriqués ?

Alain GAUTHIER: c’est ce que la défense prétend.

ME ALTIT : Ce n’est pas vrai.

Alain GAUTHIER : Si, c’est ce qu’on nous répète tout le temps.

ME ALTIT : vous savez qui paie les vêtements des personnes qui viennent ici ?

Alain GAUTHIER: pas du tout. Cette question a-t-elle beaucoup d’intérêt dans l’affaire qui nous concerne ?

Malgré la longueur de cet épisode, nous avons cru bon de transcrire cet « interrogatoire » dans sa quasi-totalité afin de montrer la difficulté qu’il peut y avoir parfois à « affronter » la défense. C’est un véritable bras de fer. Le CPCR est leur cible favorite.


Pour le CPCR, madame Dafroza GAUTHIER MUKARUMONGI, membre fondateur.

 

Je suis née au Rwanda le 04/08/1954 à Astrida, devenue Butare, après l’indépendance. Je suis retraitée, ingénieur chimiste de formation. Je suis née dans une famille d’éleveurs Tutsi à l’ouest de Butare à une dizaine de kilomètres du Burundi voisin dans une région qui s’appelle NYARUGURU. Mes parents sont arrivés dans la région peu de temps avant ma naissance, sur cette colline de Rwamiko qui se trouvait dans l’ex-préfecture de GIKONGORO. Une partie du berceau familial de mon père habitait cette région. C’était de grandes familles d’éleveurs essentiellement, ils habitaient non loin les uns des autres, sur quatre ou cinq collines, beaucoup de tantes et oncles, beaucoup de cousins et cousines, ils aimaient se retrouver pour des événements familiaux.

Mais ce bonheur de l’enfance fut éphémère car très vite et très tôt la violence s’est invitée dans ma vie de petite fille et dans nos familles dès cette année 1959.

Et, aussi loin que remontent mes souvenirs de petite fille, deux événements restent gravés dans ma mémoire :

Je me souviens de cet instant où mon père vient annoncer à la maison la mort du roi Mutara III Rudahigwa, je devais avoir autour de cinq ans. Je vois les grandes personnes bouleversées et ma mère qui s’essuie les yeux… mais ce n’est que plus tard que je comprendrai la portée de cet événement…

Un deuxième événement, plus proche de nos familles, et qui doit se situer dans le courant de l’année 1960, fut l’assassinat de mon instituteur de l’école primaire, à coups de hache, décapité, (on apprendra cela plus tard) : il s’appelait Ludoviko, en français Louis. Il était très aimé sur notre colline. Un voisin est venu souffler quelque chose à l’oreille de ma mère. Je la vois paniquée, catastrophée, déstabilisée, et cachant ses larmes…

Depuis cet assassinat, un premier regroupement familial avec les familles tutsi les plus proches dont celle de mon cousin RUHINGUBUGI qui habitait au-dessus, va avoir lieu. La peur était perceptible, le monde semblait s’être arrêté ! En début de soirée, deux employés de chez ma tante paternelle sont arrivés. Je vois encore ma mère ramasser quelques petites affaires et les mettre dans de grosses malles. Je comprends avec mes yeux d’enfant que la situation n’est pas normale. Pendant la nuit, nous sommes partis à pied chez mon oncle NGENZI à environ trois Kilomètres, avec tous les occupants de la maison. Un deuxième regroupement familial venait de commencer.

Dès le lendemain, ou le surlendemain, notre maison et celles des familles voisines tutsi furent pillées et brûlées. Nous avons tout perdu ! Je ne suis jamais retournée à Rwamiko jusqu’à ce jour… !  Nous avons échappé à la mort une première fois. Une grande période d’errance commençait pour nous et pour les Tutsi de notre région.

Et c’est en ces années-là, de 1959 à 1962, que nos familles tutsi de la région vont fuir en masse et se réfugier au Burundi, voisin, nous habitions à peine à vingt kilomètres de la frontière.

L’année 1963 fut une année meurtrière et sanguinaire dans notre région de Gikongoro. Au moins 20 000 morts. André RUSSEL, philosophe, parle du « petit génocide de Gikongoro », dans le journal Le Monde daté du 6 février 1964 :

« Le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis ».

A 9 ans, je dois la vie sauve à l’église de Kibeho où nous avons trouvé refuge avec ma mère, ma famille proche et d’autres Tutsi de notre région. Les miliciens ne massacraient pas dans les églises à l’époque, ce qui ne fut pas le cas en 1994 où ce tabou a volé en éclat et où les églises sont devenues des lieux de massacres de masse, et des lieux d’exécution. Nous avons échappé à la mort une deuxième fois.

À la suite de ce massacre de la région de Gikongoro, beaucoup de rescapés de nos familles ont été déplacés dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali. C’était à l’époque une région peuplée de bêtes sauvages, une région inhospitalière, sans eau potable, une région où sévissait la mouche tsé-tsé. Des familles entières ont été décimées sans possibilité de soins. Il a été question du Bugesera devant cette Cour d’assise à propos du massacre de 1992.

Les Tutsi, contraints à l’exil en 1963, ayant survécu à la mouche tsé-tsé, ayant survécu aux massacres de 1992, vont périr en masse en 1994. Il n’y a presque pas eu de survivants dans la région du Bugesera. Le génocide les a emportés en masse. Les survivants se comptent sur les doigts d’une main.

Nous avons même été réfugiés à l’intérieur de notre propre pays.

Je suis allée en pension très jeune, de la 3ème à la 6ème primaire, chez les religieuses de la congrégation BENEBIKIRA de KIBEHO, avec d’autres enfants tutsi dont ma cousine Emma. Nos parents nous avaient mis à l’abri, pensaient-ils. Nous avons appris à nous passer d’eux très tôt, trop jeunes…à nous passer de la douceur familiale.

Nous étions des citoyens de seconde zone, nous Tutsi, avec nos cartes d’identité sur lesquelles figurait la mention « Tutsi ».

Nous étions des étrangers chez nous.

Plus tard, après mes années de collège à Save, à 12 kilomètres de Butare, quand j’entre au Lycée Notre-Dame des CITEAUX à Kigali à environ 130 kilomètres, je devais me munir d’un « laisser passer » délivré par la préfecture. Je n’étais pas la seule. Au fameux pont de la Nyabarongo, au pied du Mont Kigali, nous devions descendre du bus pour y être contrôlés et présenter nos laisser-passer, nous les Tutsi, au vu de notre faciès…. Cette opération pouvait prendre des heures. Nous étions insultés, voire brutalisés, parfois, humiliés, et tout cela reste gravé dans nos mémoires…

Nous avons grandi dans cette ambiance de peur et d’exclusion, avec la révolte au fond de nous … ! Enfant, notre mère nous a appris à nous taire, à nous faire petit, pas de vague : à l’école, au collège, au lycée, dans la rue, à l’église, partout, il ne fallait pas se faire remarquer, il fallait se taire, baisser les yeux, essayer de passer inaperçu…!

J’ai eu la chance d’aller à l’école et de poursuivre une scolarité normale. Beaucoup de Tutsi, surtout des garçons, ne pouvaient pas accéder à l’école secondaire de l’État et à l’université.  C’était la période des quotas.  Le témoignage de SINZI devant cette cour d’assises[7] est un exemple parmi beaucoup d’autres, il a dû s’exiler au BURUNDI pour pouvoir faire ses études secondaires.

Et c’est en ce début 1973 que j’ai quitté mon pays pour me réfugier au Burundi après la période des pogroms de cette époque. Cet épisode a été évoqué devant cette Cour d’assises. Chassés des écoles, des lycées, des universités, de la fonction publique d’Etat, et autres emplois du secteur privé, les Tutsi vont de nouveau se réfugier dans les pays limitrophes et grossir les effectifs de réfugiés Tutsi des années précédentes, ceux de nos vieilles familles d’exilés depuis 1959.

J’entends encore notre mère nous dire, en ce début février 1973, avec ma sœur, qu’il fallait partir et le plus vite possible. Elle avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux, nous dira-t-elle plus tard… Ce fut une séparation très douloureuse, j’ai hésité… Je me souviens de ces moments si tristes, si déchirants… à la nuit tombée, où il fallait partir si vite, sans se retourner, les yeux pleins de larmes !

Après notre départ, notre mère fut convoquée par le bourgmestre de notre commune, un certain J.B KAGABO, et mise au cachot communal. On lui reprochait son manque de civisme, à cause de notre fuite. Elle en sortira le bras droit en écharpe, cassé, nous dira-t-elle plus tard. Je me sentais coupable d’avoir fui, et de l’avoir abandonnée !

Je vous épargne le récit de ce périple en pleine nuit à travers les marais de la KANYARU, le fleuve qui sépare le Rwanda et du Burundi. Vous en avez entendu parler tout le long de ce procès.  Nous avons quitté BUTARE à deux véhicules, de modèle utilitaire, je ne me souviens pas de la marque, entassés, 6 par 6 par véhicule. Nous avons longé la piste en terre sous les collines du MAYAGA, le long de l’AKANYARU qui mène jusqu’au lieu de passage. Une traversée interminable en deux jours, où le groupe de nos amis de Butare, nous ayant précédés, n’aura pas la chance d’arriver, ils ont été sauvagement assassinés par les passeurs, ces piroguiers qui voulaient prendre leur maigre butin… Nous avons eu de la chance, les hommes de notre groupe étaient plus forts et plus nombreux et nous avons pu regagner le nord du BURUNDI, près de KIRUNDO, au bord de l’épuisement, mais sans trop de dégâts. Cette traversée revient souvent dans mes rêves ou mes cauchemars, nous avons vu la mort de très près. Nos corps en portent encore les stigmates. Nous avons échappé une troisième fois à la mort avec ma sœur.

C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai revu cet endroit, lorsqu’on est allé à NTYAZO où on s’est arrêtés au  bord de la KANYARU pour les besoins de cette enquête  . Je n’ai pas vraiment reconnu l’endroit. A l’époque, la rivière AKANYARU était pleine et débordait jusqu’aux premières habitations et les papyrus étaient très hauts contrairement à l’année dernière. L’AKANYARU était infestée d’hippopotames en février 1973.  En revanche, j’ai reconnu cette grosse colline du BURUNDI qui se dresse en face  et dont la montée était interminable, nous étions épuisés .

Un camp du HCR nous attendait près de KIRUNDO avec ses bâches bleues comme seul abri de fortune. Nous n’avons pas été accueillis les bras ouverts par nos frères burundais, je m’en souviens. Vivre un exil forcé est une expérience unique dont on ne sort jamais indemne. Elle conditionne le reste de votre vie !

Après quelques jours au camp de KIRUNDO, environ six semaines, un premier tri est effectué parmi les réfugiés pour rejoindre la capitale Bujumbura. Je fais partie du premier voyage avec ma sœur. Je ne resterai à Bujumbura que sept mois, pour ensuite rejoindre mon frère aîné, François, réfugié en Belgique depuis le début des années 60. J’ai pu poursuivre mes études.

Mon statut, depuis le Burundi, est celui de réfugiée politique, « Titre de voyage » délivré par le HCR et les restrictions que ce document imposait à l’époque. J’obtiendrai en 1977 la nationalité française après notre mariage.

De 1977 à 1989 ce sont des années sans histoires, une vie de famille ordinaire avec nos trois enfants. Nous avons pu retourner au Rwanda régulièrement voir ma mère et les familles qui s’y trouvaient encore avec mon passeport français.

Notre dernier voyage en famille, à Butare, date de l’été 1989, notre plus jeune, Sarah, avait un an. Au cours de cet été 89, nous avons profité de ces vacances à Butare pour visiter nos familles réfugiées au Burundi. Je me souviens encore de cet incident où lorsqu’on arrive à la KANYARU, au poste frontière avec le BURUNDI, la police va nous arrêter. Elle va laisser passer tous les véhicules, sauf le nôtre. Ils nous ont fait attendre une journée presque entière, avec nos jeunes enfants ! Nous avions des papiers en règle, des passeports en règle, tout était en ordre, mais ils vont trouver le moyen de nous humilier, une fois de plus, sans autre explication, j’étais révoltée ! Cela me rappelait mes années lycée au pont de la NYABARONGO, mais je n’étais plus seule, nos enfants subissaient sans rien comprendre !

La guerre éclata entre le FPR et le gouvernement de HABYARIMANA le 1er octobre 1990 et nous ne pouvions plus aller au Rwanda, visiter ma mère.

Le FPR attaque par le nord du pays. Les nouvelles du pays nous arrivaient des différentes sources, notamment par les rapports des ONG. Certains ont été évoqués par les témoins de contexte dès les premières semaines de ce procès. Mon frère suivait de très près l’évolution politique du pays via le front. Il avait aussi beaucoup d’amis militants des droits de l’homme sur place, entre autres Fidèle KANYABUGOYI et Ignace RUHATANA, ses amis, membres fondateurs de l’association KANYARWANDA. Ils seront tous les deux sauvagement assassinés en 1994 avec la quasi-totalité des membres de l’association KANYARWANDA.

En cette fin février 1994, je pars seule au Rwanda pour voir ma mère qui se reposait en famille à Kigali chez Geneviève et Canisius, mes cousins. Ils habitaient Nyamirambo, près de la paroisse St-André. Ils avaient une pharmacie. Canisius et Geneviève, sa femme, avaient fui comme moi en 1973. Nous étions au Burundi ensemble. Ils avaient ensuite quitté le Burundi pour regagner le Zaïre à la recherche de meilleures conditions de vie. Ils reviendront ensuite au Rwanda dans les années 80 lorsque le Président Habyarimana a incité les réfugiés tutsi à revenir pour reconstruire le pays. Certains de nos amis et membres de notre famille sont rentrés d’exil à ce moment-là, et ils n’échapperont pas au génocide de 1994. Ils ont été emportés en masse.

Je me rends donc au pays, en cette fin février 94, ce fut : « un voyage au bout de la nuit » ! J’arrive à Kigali le jour du meeting du parti MDR qui avait lieu au stade de Nyamirambo, sur les hauteurs de notre quartier, sous le Mont Kigali. A la sortie du stade, c’étaient des bagarres entre milices de la CDR, du MRND, du MDR, et du PSD, mais on s’en prenait surtout aux Tutsi, les boucs-émissaires de toujours ! C’est une période où la RTLM, la Radiotélévision des Mille Collines, était à l’œuvre. Elle diffusait nuit et jour ses messages de haine, d’horreur et d’appel aux meurtres en citant des listes de Tutsi à tuer ainsi que leur quartier de résidence.

A Kigali, durant cette période, des Tutsi étaient attaqués à leur domicile, et étaient tués, sans aucun autre motif si ce n’est être des complices du FPR !

Dans la nuit du 21 février 1994, le ministre des Travaux publics, GATABAZI Félicien, le président du parti PSD, est assassiné. Il était originaire de Butare. On a évoqué cet assassinat devant cette Cour d’assises. En représailles, les partisans de GATABAZI ont assassiné BUCYAHANA, le leader de la CDR, le parti extrémiste, près de Butare, à MBAZI exactement, alors qu’il partait à Cyangugu d’où il était originaire. Très rapidement, certains quartiers de Kigali étaient quadrillés et attaqués. Je pense au quartier de GIKONDO où habitait BUCYAHANA mais aussi ma tante Pascasie et ses enfants et petits-enfants. Ils ont subi des représailles, ainsi que les autres Tutsi du même quartier. Les Interahamwe de GIKONDO étaient connus pour être des plus extrémistes, réputés aussi pour leur cruauté. En ces mois de février et mars, et dans la ville de Kigali, des Tutsi ont fui dans les églises, et dans d’autres lieux qu’ils croyaient sûrs, comme au Centre Christus, le couvent des Jésuites. Beaucoup de nos familles tutsi et amis y ont trouvé refuge : ils y passeront quelques jours. Cette semaine fut particulièrement meurtrière à Kigali alors qu’ailleurs, dans le pays, il y avait un calme relatif. A Nyanza, les témoins-rescapé-e-s nous ont parlé des menaces et des intimidations qu’ils ont subies à la suite de l’assassinat de BUCYANA, le leader de la CDR. Les Tutsi  ont dû quitter leur domicile pour trouver des cachettes en attendant le calme.

J’évoque toujours cette période avec beaucoup de tristesse. J’aurais aimé faire exfiltrer ma famille, certains d’entre eux, ceux que je pensais être les plus exposés, comme Canisius, pour qu’ils puissent quitter Kigali !  Mais il était déjà trop tard… ! Moi, comme d’autres, nous avons échoué… Kigali était bouclée par toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi ! La tension était à son maximum !

Nous ne sortions pas de la maison, cette semaine-là, sauf une fois, au petit marché de Nyamirambo, tout prêt, avec ma cousine, pour un petit ravitaillement. Mon cousin dormait à l’extérieur quelque part et rentrait au petit matin…. C’est une semaine où on entendait des cris, des hurlements, des attaques à la grenade dans le quartier qui rythmaient ces journées sans fin !

Tous les jours on subissait des provocations de miliciens, avec des projectiles sur le toit de la maison. De gros pneus brûlaient à longueur de journée devant la pharmacie, dans le caniveau, sur le boulevard. Je me souviens de la quinte de toux que cela provoquait chez ma mère qui était asthmatique, et nos yeux étaient irrités par cette fumée épaisse d’hydrocarbures et de plastiques.

Je me souviendrai toujours des conseils trop naïfs de ma cousine Geneviève qui me disait de ne porter que des pantalons, on ne sait jamais, car elle et les autres femmes portaient des caleçons longs sous leur pagne ! Comme si cela pouvait éloigner les violeurs… !

L’insécurité était totale dans le quartier de St-André et ailleurs dans Kigali. Nyamirambo était réputé pour être habité par beaucoup de Tutsi. Ma mère était très inquiète, et elle me dira qu’il faut partir le plus vite possible, comme en 1973. « Cette fois-ci, tu as ton mari et des enfants, il ne faut pas que la mort te trouve ici et que l’on périsse tous en même temps » ! Elle ne se faisait plus d’illusion ! Par l’aide d’un ami, j’ai pu avancer ma date de retour… !

Je venais d’échapper à la mort pour la 4ème fois.

Moi, j’ai sauvé ma peau, mais pas eux !

Avant de quitter le pays, j’ai appelé ma famille de Butare et leur ai conseillé de fuir le plus vite possible. Dans leur naïveté, ils m’ont répondu que ce sont des histoires politiciennes de Kigali et que ça ne pouvait pas se produire à BUTARE où le calme régnait.  Ils étaient confiants grâce à la bonne gouvernance du préfet J.B HABYARIMANA. La préfecture de Butare n’avait pas connu de massacres depuis 1959, le professeur Josias SEMUJANGA nous a expliqué les raisons devant cette cour d’Assises.

Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais. Je me sentais coupable et lâche de les avoir laissés, de les avoir abandonnés dans ces moments critiques… ! Nous prendrons des nouvelles régulièrement par l’intermédiaire d’un ami. Au vu de l’insécurité grandissante, ma famille a fini par se réfugier à la paroisse St-André pendant la semaine qui a suivi mon retour.

Alain, se met à alerter de nouveau : il écrit à François Mitterrand, mais c’est un cri dans le désert ! Il ne sera pas entendu à l’image de l’appel de Jean Carbonare sur France 2, après le massacre des BAGOGWE, sur le plateau de Bruno Masure !

Le 6 avril 1994, je ne me souviens plus exactement de cette soirée en famille. Je me souviens surtout de la matinée du 7 avril, très tôt, le matin, où Alain qui écoutait RFI m’a annoncé la chute de l’avion et la mort du président Habyarimana. Dans la foulée, je téléphone à mon frère à Bruxelles pour avoir des nouvelles fraîches. Mais avant même de quitter la maison pour aller au travail, je reçois un coup de fil d’une compatriote journaliste, Madeleine MUKAMABANO, qui m’annonce l’attaque du couvent des Jésuites à Remera, à Kigali, et de la famille Cyprien RUGAMBA, un historien, ami de la famille. Mon frère m’apprend également le sort incertain des personnalités de l’opposition dont celui de Madame UWILINGIYIMANA Agathe, Premier ministre. Je connaissais Agathe jeune, nous étions sur les mêmes bancs au lycée notre Dame et elle était de la région de BUTARE comme moi, on prenait le même bus pour aller au Lycée.

Avec le voyage que je venais de faire, j’ai compris que la machine d’extermination était cette-fois ci en marche !

Au matin du 7 avril, peu avant 6 heures, nous apprendrons que des militaires ont investi la maison à Nyamirambo. La pharmacie est pillée et tous les occupants sont priés de sortir, les mains en l’air, dans la cour intérieure entre la maison d’habitation et la pharmacie. Ils devaient être autour d’une douzaine avec les amis et visiteurs qui n’avaient pas pu repartir chez eux au vu de la situation. Ils vont réussir en ce matin du 7 avril à rejoindre l’église Charles LWANGA, de l’autre côté du boulevard, moyennant une somme d’argent ! D’autres Tutsi du quartier les rejoindront. Ils passeront cette première journée du 7 ainsi que la nuit dans l’église.

Le 8 avril, dans la matinée, peu avant 10 heures, des miliciens accompagnés de militaires attaquent l’église. Ils demandent aux réfugiés de sortir. Des coups de feu sont tirés, des grenades explosent, des corps tombent et jonchent le sol de l’église, tandis que d’autres réfugiés tentent de s’enfuir vers l’extérieur en empruntant les escaliers pour rejoindre les habitations !

Ma mère, Suzana MUKAMUSONI, âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos au pied de ces escaliers, dans la cour de l’église. Notre voisine, Tatiana, tombera à ses côtés aussi avec son petit-fils de deux ans qu’elle portait dans le dos. Les trois sont mortellement touchés, ils ne sont pas les seuls, d’autres victimes sont allongées dans la cour, tuées ou grièvement blessées, comme Gilberte, plus connue dans la famille sous le petit nom de Mama Gentille, la femme d’un de mes cousins, l’une des occupants de la maison au matin du 7 avril : elle sera évacuée par la Croix Rouge vers l’hôpital de Kabgayi.

Nous apprendrons plus tard que grâce à une pluie abondante qui s’est mise à tomber, les miliciens et les militaires se sont éloignés pour se mettre à l’abri.  Pendant ce temps-là, les survivants de l’église parviendront à atteindre le presbytère et à s’y réfugier. Ce jour- là, mes deux cousins en font partie.

C’est en fin de journée du 8 avril que j’apprendrai la mort de ma mère. Alain a réussi à joindre au téléphone un des prêtres de la paroisse, le père Otto MAYER, qui lui demande de rappeler en fin de journée. C’est le curé de la paroisse, le Père Henry BLANCHARD, qui lui apprendra le décès de maman. Mon corps m’abandonne en apprenant la nouvelle : je ne me souviens plus de la suite de cette soirée du 8 avril.

Des quatorze occupants de la maison de Nyamirambo, seule Gilberte, alias mama Gentille, survivra à l’attaque du 8 avril avec des blessures par balle. Mon cousin Canisius KAGAMBAGE sera fusillé chez les frères Joséphites le 6 juin 1994 chez qui il était parvenu à se cacher avec plus de soixante-dix autres Tutsi dont cinq frères Joséphites. Nous avons retrouvé sa dépouille lorsque la fosse de chez les Frères a été ouverte, grâce à sa carte d’identité dans la poche de son pantalon.  Quant à ma cousine Geneviève, elle sera tuée le 10 juin, à quatre jours d’intervalle, avec la centaine de réfugiés de la paroisse St-André ! Elle sera jetée dans une fosse commune d’un quartier de Nyamirambo, avec les autres, dont une centaine d’enfants. Ils ont été jetés vivants pour beaucoup d’entre eux, comme à Nyamure ou Karama et ailleurs dans Nyanza. Les miliciens y ont mis des pneus et les ont brûlés avec de l’essence. Et lorsque la fosse a été ouverte en 2004, on n’a pas trouvé de corps, juste des bouts de rotules et quelques mâchoires ! Nous avons même été privés de leurs dépouilles.

Devant cette Cour d’assises, vous avez écouté beaucoup de rescapé-e-s qui cherchent à savoir où se trouvent les restes de leur famille, comme Primitive, la fille de Pierre Nyakarashi, qui a interpellé l’accusé  pour lui demander où se trouvent les restes du corps de son papa[8]. Difficile d’entamer un travail de deuil…!

Je me souviendrai toujours de ce mois de juin 2004, 10 ans après le génocide, où nous avons dû repartir précipitamment, au Rwanda, lorsqu’une amie nous a annoncé qu’une fosse commune avait été identifiée à la paroisse St-André. D’après certains récits, ma mère pouvait se trouver dans celle-là avec ceux qui avaient été assassinés le même jour. Nous partons tous les deux pour Kigali sans nos enfants. Nous y étions pour les commémorations quelques semaines auparavant. L’ouverture de la fosse s’est faite en présence des familles venues de partout : du Canada, d’Afrique du Sud, des USA et d’ailleurs. Quelques rescapés de Nyamirambo et amis proches étaient là également.

Ce sont des moments difficiles pour les familles et les proches : difficile de contenir ses émotions. C’est un stress bien particulier entre des cris et des crises de nerfs. Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du désespoir où chacun croit reconnaître ses proches Chacun va scruter le moindre signe distinctif, un habit, un bijou, une chaussure…. Des odeurs qui ne vous quitteront plus jamais, elles restent imprimées pour toujours dans votre cerveau !

De cette fosse de la paroisse St-André, deux corps seulement ont été formellement identifiés, il s’agit d’un jeune joueur de basket de 20 ans, Emmanuel, je crois, reconnu par son frère. Son corps entier va apparaitre, en tenue de sport, maillot orange fluo, numéro 14 : il semblait dormir d’un sommeil profond, la tête enfoncée dans le sol rouge sableux de cette terre de la paroisse St-André. L’autre corps était celui d’un jeune enfant de 7 ans, identifié par son cousin, grâce aux habits qu’il portait ce jour- là.

Pour ma part, je me contenterai d’un bout de bracelet en cuivre et d’un chapelet comme unique signes distinctifs, en espérant que c’étaient ceux de ma mère. Je les ai ramenés à Reims pour les montrer à nos enfants !

En 1994, au RWANDA, les Tutsi n’ont pas été enterrés, ils ne sont pas morts sereinement, ni paisiblement, ils sont morts dans des souffrances atroces, affamés, assoiffés, humiliés, décapités, brûlés vifs, chassés comme des gibiers, leurs corps dépecés ont été jetés à moitié vivants ou à moitié morts dans des énormes trous, dans des latrines, dans la rivière MWOGO, des corps mangés et déchiquetés par des chiens, par des rapaces, des corps profanés et niés. Les TUTSI de Nyanza, de NYABUBARE, de NYAMURE, de KARAMA, de SONGA et partout dans cette région du MAYAGA  ont subi le même sort.

Tous ces lieux martyrs, tous ce sang versé, le sang des innocents qui n’avaient commis d’autre crime que d’être nés TUTSI

Nos morts hantent toujours nos esprits, en particulier certains, les enfants surtout, emportés dans leur innocence, emportés sans rien comprendre. Difficile de les oublier. Souvenez-vous de ce bébé à peine né à NYAMURE, qui n’a pas eu le temps de voir le jour…souvenez-vous de ces enfants dépecés de NYABUBARE sous les yeux hagards de François HABIMANA. Je pense souvent aux enfants de mon cousin Vianney, tué avec sa femme Christine, à REMERA, à Kigali, près de l’aéroport. Ce sont eux qui nous accueillaient lorsqu’on arrivait en vacances. Leurs cinq enfants seront jetés vivants dans les latrines de leur maison où ils vont agoniser pendant une semaine en appelant des secours qui ne sont jamais arrivés ! Voilà le genre de récit que nous entendons dans les Gacaca.

Du côté de ma mère, près de BUTARE, aucun survivant retrouvé à ce jour ! Des familles entières disparues à jamais, vous en avez entendu parler devant cette cour d’assises. ! Des lieux méconnaissables, des maisons complètement rasées, des herbes qui ont poussé, des arbres arrachés, rien n’a survécu et toute trace de vie a été effacée… c’est le génocide ! Compter nos morts, c’est s’exposer au vertige et à ce gouffre toujours prêt à nous engloutir !

Il est impensable d’imaginer que de toutes ces vies qui ne demandaient qu’à vivre, il ne reste rien… !

Le génocide c’est le mal absolu. Le mal dont on ne guérit jamais.

Chacun essaie d’y survivre à sa manière, à sa façon, pour éviter de disparaître à son tour.

Après le génocide, pourtant, une seconde vie a commencé avec ce « passé qui ne passe pas ». Notre première vie s’est arrêtée brutalement un jeudi 7 avril 1994 nous laissant un héritage très lourd. Notre seconde vie, chaotique parfois, est peuplée de nos fantômes familiaux, de nos êtres si chers ; et de ces immenses vides abyssaux.  Elle sera celle d’une « mémoire trouée », celle de l’ « abîme et du néant » nous laissant dans un silence assourdissant.

Le génocide nous a définitivement abîmés.

Aujourd’hui, nous célébrons leur souvenir, leur souvenance. Nous célébrons leur mémoire.   Nous sommes les héritiers de cette mémoire, nous sommes les témoins de cette histoire, que nous devons écrire à l’endroit. Nous sommes les passeurs de cette mémoire, notre « Mémoire » , la mémoire du génocide des Tutsi.

« Ibuka, souviens-toi !

Souvenez-vous de la joie d’Apollonia CYIMUSHARA, venue déposer devant cette cour d’assises[9], une promesse qu’elle a faite à sa famille, les ABAJIJI, ces résistants de KARAMA. Elle est venue honorer leur mémoire en tant que survivante de cette hécatombe.

Avec cet héritage, nous sommes devenus des êtres singuliers.

Pour ma génération marquée par plus de 30 années de lutte contre l’impunité, nous avons une énorme responsabilité. Au Rwanda, on a pu tuer les Tutsi sans être inquiété de 1959 à 1994. L’impunité était la norme. Des rescapé-e-s sont venus ici demander la justice. Cette justice qui contribue à réhabiliter les victimes, à honorer leur mémoire et à leur donner une sépulture digne. Cette justice est salutaire pour nous tous. Elle est une arme contre l’oubli, une arme contre le négationnisme dont nous avons été témoins devant cette cour d’assises. Tout le monde se souvient de ce Jean Marie Vianney KANDAGAYE qui n’a pas vu un seul mort à SONGA, peut-être deux tout au plus, lorsque Monsieur le président de la cour a insisté.

« Survivre au génocide et survivre ensuite au déni de nos existences, c’est devoir survivre une deuxième fois ».

Les témoignages donnés devant cette cour sont une démonstration, ils sont une preuve indélébile de ce qui s’est passé à Nyanza et sur ces collines martyres de NYABUBARE, de NYAMURE, de KARAMA, de SONGA et aux alentours. Nul ne pourra le nier, nul ne pourra dire que cela n’a pas eu lieu. C’est aussi le rôle de ces procès d’assises.

Pour terminer, je voudrais me souvenir de deux familles de Nyanza, celle de Raphaël MUREKEZI alias FATIKARAMU, un de mes nombreux cousins, et celle d’Antoine NTAGUGURA, ses voisins et amis, les deux ont été évoqué lors des débats devant la cour.

Je voudrais aussi me souvenir d’un petit garçon de la famille, Olivier MURENZI, 10 ans, tué à une des nombreuses barrières de Nyanza.

Evoquer leur vie pour qu’ils retrouvent leur visage, évoquer leur vie pour les habiller un peu et rassembler tous ces morceaux éparpillés, désarticulés, démembrés, souillés et dénudés.

Evoquer leur vie, c’est les sortir de l’anonymat de ces fosses communes où les tueurs les ont jetés, ces « tombes sans noms », pour les ressusciter un peu.

Ces victimes sont restées silencieuses pendant ce procès, et elles ne viendront pas à la barre pour réclamer justice, faute d’avoir survécu, faute d’avoir pu être identifier dans ces nombreux charniers dont celui du stade de Nyanza où a été jeté Raphaël et ses trois enfants : Régis, Muriel et Solange.

Je connaissais Raphaël MUREKEZI, petit, chez l’oncle NGENZi où beaucoup de cousins de tous âges aimaient se retrouver. Il était plutôt de l’âge de mon frère aîné François.

Josepha et Fatikaramu

Raphaël MUREKEZI alias FATIKARAMU a fait ses études secondaires au Groupe scolaire de BUTARE. Il aurait bien voulu aller à l’université mais c’était la période des quotas. Il est allé ensuite enseigner au Collège des Humanités Modernes de Nyanza devenu l’école des Sciences de Nyanza par la suite. Grand joueur de football au Club Rayon Sports de NYANZA, c’est ici qu’il fut surnommé FATIKARAMU, littéralement : « prend un crayon ». Prendre un crayon pour noter le nombre de buts marqués (il en marquait beaucoup) de peur de les oublier…

En 1973, il se maria, et comme beaucoup de Tutsi intellectuels, il a dû quitter le pays pour se réfugier au BURUNDI.

C’est après le coup d’état de Habyarimana en juillet 1973 que FATIKARAMU est rentré au pays. En rentrant, il a constaté que l’Etat l’avait exproprié et avait pris ses biens. Mais comme c’était quelqu’un qui vivait en bonne entente avec tout le monde, les autorités hutu de l’époque l’ont aidé à récupérer sa maison et ses biens.

Plus tard, les professeurs du secondaire comme lui qui n’avaient pas fait des études universitaires ont été reclassés pour enseigner dans les écoles primaires.  Josépha, sa femme, était aussi institutrice. Raphaël, le sportif, était très aimé à Nyanza, il était l’ami des jeunes et des moins jeunes. Il était membre fondateur, avec d’autres, comme Antoine NTAGUGURA, son ami, de l’école ESPANYA, une école secondaire des parents de NYANZA.

La famille NTAGUGURA Antoine et la famille FATIKARAMU étaient très amies et voisines. Elles habitaient dans le quartier dit « GAKENYERI » près de l’orphelinat de Nyanza pour ceux qui connaissent ces lieux.

Au début du génocide vers le 22/04/1994, les familles d’Antoine et de FATIKARAMU sont allées se cacher à RUSATIRA. FATIKARAMU était avec trois de ses cinq enfants (Régis-Murielle-Solange) et Antoine également avec trois des cinq leurs (Pascale, Pascal, Eugène).  Ils ont été dénoncés et ce sont les gendarmes de Nyanza qui sont venus les chercher en compagnie du grand Interahamwe KANDAGAYE. Ils ont été emmenés à Nyanza pour y être tués près du stade. Pascaline qui était cachée par la femme de KANDAGAYE (à l’insu de ce dernier), l’a entendu se vanter de leur exploit le soir, disant que «  les chefs des cafards de Nyanza étaient morts ».

Chez les FATIKARAMU, seuls ont survécu les deux garçons, Olivier qui était à Kigali et le petit dernier, Pacifique, caché par une voisine hutu de Nyanza.

Antoine NTAGUGURA était avec ses deux plus jeunes fils, Pascal et le cadet Eugène ainsi que Jean Paul, le fils de leur voisin, Enoch.

Josépha serait parvenue à aller jusqu’à BUTARE où elle a été tuée le jour de la libération de Butare, le 4 juillet, par ceux-là mêmes qui l’avaient cachée avant de fuir.

Quant à Anastasia NTAGUGURA, elle a continué à travailler à l’hôpital et on ne sait pas quand elle a été tuée. Chez les NTAGUGURA, seule Pascale a survécu après un long périple !

Anastasia et Antoine Ntagurura. Les quatre garçons : Pascal, Eugène, Placide et Pacifique. En bas à droite : Pascale dite Pascaline et sa maman.

Je voudrais aussi rendre un hommage à un petit garçon de la famille : Olivier MURENZI. La famille habitait Kigali. Mais comme le génocide avait commencé à Kigali, la maman, Justine, en compagnie de ses quatre enfants, est allée se mettre à l’abri à Nyanza, chez des amis, pensait-elle… Le petit dernier, Benjamin, n’avait que deux mois, et était sur le dos de sa maman pendant toute cette errance. Comme les autres, Justine a dû chercher refuge ailleurs et son long chemin de croix l’a conduite à l’orphelinat du Père SIMONS à CYOTAMAKARA. C’est lors d’une opération où le FPR est venu libérer cet orphelinat, en pleine nuit, qu’Olivier, et un autre petit garçon, ne sachant pas ce qui se passait, ont eu peur et se sont enfuis vers Nyanza où ils seront tués à une des nombreuses barrières.

Le dernier anniversaire du petit Olivier

Olivier était un petit garçon de dix ans, très aimant, très peureux ; peur de la punition, peur du noir, raconte sa sœur. Il aimait partager, surtout dans cet orphelinat où il n’y avait plus grand-chose à partager et où la famine s’était installée durablement…le peu d’eau qu’il pouvait trouver, il en partageait les moindres gouttes, se souvient sa sœur ADUHIRE. C’était un petit garçon très pieux. Il fut enfant de chœur à la cathédrale St-Michel de KIGALI. Durant leur fuite, quand il croisait les tueurs, il ouvrait sa bible et se mettait à dire son chapelet, raconte sa maman, et elle a eu l’impression que ce geste anodin d’Olivier les a protégés longtemps…  Aîné des quatre enfants, il se sentait déjà responsable de sa fratrie dès son jeune âge. Très protecteur, surtout avec sa petite sœur qu’il allait attendre à la sortie de sa classe tous les jours en attendant que les parents arrivent.  Nous nous souvenons du petit Olivier, de cette vie fauchée avant d’éclore… !

Je n’oublie pas, ô combien j’ai été bouleversée de voir le couple Aloys GAKUMBA et Costasie NYIRUMURINGA, dont les photos ont été projetées par Sabine UWASE, leur petite fille qui a survécu[10].

Aloys Gakumba et Costasie Nyirumuringa.

La tante de Sabine, Germaine BENEGUSENGA, était une amie d’enfance et je connaissais très bien ses parents, les GAKUMBA, chez qui je suis allée en vacances lors de nos années de collège.

Ibuka , ibuka, ibuka, souviens-toi,

« …N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas,,,, », Primo Lévi.

Mes remerciements vont à la cour,

Mes remercîments à Domitille PHILIPPART, notre avocate, qui nous accompagne depuis toutes ces années, elle a porté ce dossier, de bout en bout. Elle s’est rendue à NYANZA à plusieurs reprises, et ces collines du MAYAGA n’ont aucun secret pour elle !

A tous les membres du CPCR, sans qui ce travail ne serait pas possible.

Aux rescapés de notre famille qui ont compris très tôt l’indispensable travail de la justice, et son exigence.  Leur contribution dès 1996 a été déterminante.

Je voudrais remercier tout particulièrement, « by’umwihariko » Canisius KABAGAMBA, responsable d’IBUKA à Nyanza, à l’époque, pour sa disponibilité, pour son dévouement sans faille, il n’a pas ménagé ses efforts pour que justice soit faite.

Et, pour finir, comme à chaque fois, ma profonde affection à nos enfants dont l’immense générosité nous a aidés à poursuivre ce travail de Mémoire et de Justice. Il n’est pas facile d’avoir des parents comme nous. Ils nous ont acceptés sans jamais nous juger, sans jamais nous rejeter, bien au contraire, ils nous ont entourés de leur soutien, de leur amour. Nous ne les remercierons jamais assez.

 

Audition de monsieur Eric GILLET (a été avocat des parties civiles dans les procès en Belgique), en visioconférence depuis le Tribunal judiciaire de TARBES.

Éric GILLET est avocat et a travaillé pendant des années avec la FIDH[11] au Rwanda. Il commence son audition par une déclaration spontanée dans laquelle il annonce être allé au Rwanda en 1991 pour la première fois à la demande d’un comité de défense des droits de l’homme de parties civiles qui s’était constitué en Belgique à la suite de l’emprisonnement des Ibyitso[12], des complices du FPR. Puis il s’est de nouveau rendu au Rwanda avec la FIDH pour enquêter sur des disparitions et sur un massacre au nord du pays. Un rapport a été publié en 1993 sur des violations de droits humains dans tout le pays, rapport qui décrit ce qui sera le mode opératoire du génocide, c’est-à-dire des acteurs étatiques et médiatiques affirmant que les Tutsi avaient élaboré un plan pour massacrer les Hutu.

Le témoin raconte ensuite comment des accords tels que les accords d’ARUSHA ont été signés entre le FPR et le gouvernement rwandais pour mettre en place un système de multipartisme. Éric GILLET et son équipe trouveront des notes qui prouvent l’existence dès lors d’un plan génocidaire, mentionnant des livraisons d’armes et la création d’une radio libre, la RTLM[13]. Le témoin évoque ensuite les premiers signes de préparation du génocide en janvier 1994, l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA le 6 avril 1994 et l’assassinat des soldats belges de la MINUAR[14] le 7 avril 1994. Éric GILLET mentionne le procès KIBUNGO en Belgique en 2005 qui a été un procès révélateur concernant la préparation du génocide et l’attaque contre l’avion du président HABYARIMANA.

Le témoin a ensuite fait partie d’une équipe de la FIDH mobilisée à BUTARE, avec Alison Des Forges, ce qui a abouti à la rédaction de l’ouvrage « Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au Rwanda »[15]. Dans leur ouvrage, l’équipe de la FIDH démontre comment le génocide des Tutsi a été une entreprise d’Etat. Toutes les composantes de l’État ont été impliquées, notamment l’armée et la gendarmerie. On peut parler d’une économie du génocide, c’est toute l’économie qui a été mise au service du génocide puisque l’État a financé le génocide et a fait en sorte que les commerçants mettent leur logistique à la disposition des Interahamwe[16]. Monsieur GILLET explique que les embargos ont été détournés de quelque manière que ce soit et que plusieurs pays, dont la France, ont enfreint cet embargo. Le Rwanda a reçu des armes jusqu’à la fin du génocide.

Le président pose quelques questions au témoin concernant les exactions du FPR et monsieur GILLET affirme qu’en effet il y a eu des déplacements forcés au nord du pays et des opérations militaires qui ont visé des zones occupées par des civils. La distinction n’a pas été suffisamment faite. Le président LAVERGNE interroge le témoin sur un phénomène qu’il a commencé à évoquer, celui des accusations en miroir. C’est la pratique employée par les dirigeants Hutu avant et au moment du génocide qui vise à accuser les Tutsi de ce qu’ils faisaient eux-mêmes. Cette pratique avait pour but de justifier le génocide et de le présenter comme un « génocide préventif ». C’est une technique de propagande qui datait déjà de l’Allemagne nazie.

Maître AUBLE, conseil de l’association IBUKA, demande au témoin s’il peut parler de l’instrumentalisation qui est faite sur la parole des rescapés. Il répond qu’au moment des premiers procès, des universitaires ont affirmé que des témoins mentaient et étaient préparés avant leurs auditions. Le témoin dit qu’il n’a cependant jamais rencontré de tels problèmes et qu’il convient de croiser les différents témoignages et les différentes sources. Il explique que le Rwanda est un pays très bureaucratique, et ce, depuis sa colonisation. Beaucoup de procès-verbaux et de retranscriptions de réunions ont pu appuyer les témoignages et prouver le projet et l’intention génocidaire.

Le ministère public interroge le témoin sur le fonctionnement des barrières. Il répond qu’en réalité les barrières étaient utilisées avant le génocide mais qu’elles ont été particulièrement efficaces au moment des massacres. Le témoin confirme que la gendarmerie était très impliquée dans le génocide partout dans le pays. Il confirme aussi que certains Tutsi étaient épargnés parfois de manière assez inexplicable, et qu’il n’est pas étonnant que des Tutsi aient pu être épargnés au sein même d’une gendarmerie.

Sur la particularité de la préfecture de BUTARE, Éric GILLET explique que la préfecture avait un grand nombre de Tutsi, et une plus grande tolérance à leur égard. Elle avait également à sa tête le préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA qui a repoussé le début du génocide. C’est pour ces raisons que la préfecture a résisté pendant un temps à la propagation des massacres et il a fallu qu’une sensibilisation par le chef de l’État soit faite pour « rattraper le retard ».

La défense interroge le témoin sur les conditions de détention des prisonniers au Rwanda après le génocide, on apprend sans surprise qu’il y a eu des situations de surpopulations carcérales pendant un temps. Puis Maître GUEDJ remet en cause la parole du témoin qu’il semble estimer peu objective.

 


Audition de monsieur Ignace MUNYEMANZI, témoin de personnalité cité par le ministère public à la demande de la défense.

Déclarations spontanées :

J’ai décidé de venir témoigner pour Philippe HATEGEKIMANA pour trois raisons :

  • J’étais enquêteur au TPIR[17] et je sais comment cela s’est passé.
  • Je suis témoin de l’histoire tragique au Rwanda
  • Je connais l’accusé depuis 1999 et je connais son humanité

Questions :

Président : vous dites que vous avez été enquêteur au TPIR, vous avez connu Philippe HATEGEKIMANA en 99 et que vous connaissez son humanité ?

Ignace MUYEMANZI : tout à fait

Président : Que voulez-vous dire quand vous parlez de votre poste d’enquêteur eu TPIR ?

Ignace MUYEMANZI : Propos incompréhensibles. Je n’étais pas obligé de témoigner pour Philippe HATEGEKIMANA, mais je le connais et ce garçon que j’ai côtoyé pendant 20 ans, je ne vais pas le laisser comme cela.

Président : On va essayer de séparer les choses, votre connaissance de l’accusé notamment, vous ne le connaissiez pas avant ?

Ignace MUYEMANZI : Pas du tout.

Président :Vous connaissez Nyanza ?

Ignace MUYEMANZI : Pas du tout.

Président : Ce que vous dites, c’est « faites attention, ne jugez pas sous le coup de l’émotion, il peut y avoir des témoins qui parlent sous le coup de l’émotion, on sait que des témoignages se sont avérés inexacts et n’ont pas acquis la conviction des juges au TPIR ». Mais vous dites également que (de) la situation à Nyanza et la situation personnelle de BIGUMA, quand il était au Rwanda, vous ignorez tout ?

Ignace MUYEMANZI : tout à fait.

 Président : Par ailleurs, il y a eu des acquittements au TPIR ?

Ignace MUYEMANZI : Oui

Président :  Je ne sais pas si vous savez, nous avons entendu une centaine de personnes dans ce procès, ce n’est donc pas un seul témoignage sous le coup de l’émotion, ce sont plusieurs témoignages que nous avons pu analyser. Nous allons voir tout cela avec le plus grand sérieux. Vous avez travaillé comme enquêteur pour une équipe de la Défense, pas au bureau du Procureur. Le système en vigueur au TPIR n’a pas son équivalent en droit français, nous on n’a pas d’enquêteur pour la Défense. Ce que vous avez pu faire à Arusha n’est pas concevable en France. Vous-même, quelle était votre situation pendant le génocide, où étiez-vous et quelle était votre « background », votre parcours ? Vous êtes formé en matière de police judiciaire ?

Ignace MUYEMANZI : non

Président : Que faisiez-vous pendant la période du génocide ?

Ignace MUYEMANZI : Au Rwanda, j’étais coordinateur national du programme des travaux publics. Avant cela, j’ai fait autre chose. Je suis ingénieur agronome. Dans les années 90/94, j’étais directeur d’un projet appelé « marchés ruraux ». C’est ma dernière fonction au Rwanda

Président : Vous travailliez où ?

Ignace MUYEMANZI : Les bureaux étaient à Kigali mais j’allais de temps en temps sur le terrain, dans des endroits autour de Kigali. Avec la guerre, on nous avait dit de limiter les déplacements sur le terrain.

Président : Ces projets c’étaient essentiellement dans le domaine agricole ?

Ignace MUYEMANZI : Oui mais pas seulement. Le génie agronome au Rwanda ne faisait pas seulement l’agriculture. On faisait aussi la gestion de l’eau ** pas très audible***. J’appliquais les concepts que j’avais appris au Canada et aux USA.

Président : Vous étiez par exemple chargé de veiller à la bonne utilisation des fonds ?

Ignace MUYEMANZI : Pas que. On a remarqué que les hommes accaparaient beaucoup les fonds et ils touchaient donc plus d’argent que les femmes. Ça par exemple c’était un des volets que nous développions. On travaillait avec le BIT[18].

Président : En 94, vous êtes où ?

Ignace MUYEMANZI : À Kigali.

Président : Qu’est-ce qui se passe pour vous ?

Ignace MUYEMANZI : Je suis marié avec trois enfants. Le 6 avril, on apprend la chute de l’avion. C’est la panique générale, on entend des coups de feu à gauche et à droite. Le premier réflexe que j’ai c’est d’appeler le consul du Canada pour l’informer. Le 7 avril, on apprend que des gens sont tués. Le consul m’a dit de prendre mes précautions parce que lui était dépassé par les évènements. Nous sommes restés à la maison chez moi pendant une semaine. Je suis originaire de Cyangugu, une région relativement calme. Je me suis dit que la seule solution était de me rendre chez moi, dans ma région. J’ai fui Kigali le 12 pour aller à Cyangugu. J’ai vu la situation sur les barrières partout où on passait, on voyait les cadavres, c’était la terreur. On utilisait tous les moyens pour pouvoir s’échapper, on donnait de l’argent. La chance que j’ai eu, c’est que j’avais des enfants dans la voiture qui pleuraient beaucoup, on essayait d’attirer la sympathie. On a pu passer.

Président : Sur vos CNI[19] il était marqué Hutu ou Tutsi ?

Ignace MUYEMANZI : Je suis Hutu.

Président : Vous voyez des cadavres partout ?

Ignace MUYEMANZI : C’était le 12 avril, donc pas partout, on ne les voyait pas tout le temps. Comme je travaillais pour la coopération canadienne, j’avais une immatriculation pour les expatriés. Quand j’arrivais, certains pensaient que j’étais expatrié et donc je passais facilement.

Président : Donc vous rejoigniez Cyangugu à quelle date ?

Ignace MUYEMANZI : le 12 avril.

Président : Vous mettez une journée pour arriver ?

Ignace MUYEMANZI : Oui

Président : Combien de temps restez-vous à Cyangugu ?

Ignace MUYEMANZI : Jusqu’au mois de juillet, après on traverse vers le Zaïre. Quand j’arrive, la situation est relativement calme. Plus le temps passe et plus la situation devient critique, à ce moment on décide de partir.

Président : De toute façon, juillet c’est l’évacuation générale ?

Ignace MUYEMANZI : ** inaudible**

Président : Vous quittez le Rwanda, vous passez au Zaïre, vous restez combien de temps ?

Ignace MUYEMANZI : Je suis resté au Zaïre un an et puis on est partis à Kinshasa.

Président : Kinshasa c’est toujours le Zaïre ?

Ignace MUYEMANZI : Oui mais on était à Bukavu et après on est partis à Kinshasa.

Président : Chez qui êtes-vous à Kinshasa ?

Ignace MUYEMANZI : Il y avait un membre de la famille qui étudiait là-bas la théologie, il nous a logés.

Président : Vous restez combien de temps ?

Ignace MUYEMANZI : ***

Président : Quand vous traversez le pays pour aller à Cyangugu, vous voyez des gendarmes sur les barrières ?

Ignace MUYEMANZI : Je n’en ai pas trouvé. Sauf à Butare je voyais du trafic avec les gendarmes.

Président : Sur les barrières avant Butare, vous ne voyez aucun gendarme ?

Ignace MUYEMANZI : Je n’ai pas vu.

Président : À Cyangugu, vous restez presque trois mois ? Comment est la situation ?

Ignace MUYEMANZI : ** inaudible **

Président : Cela se situe vers la fin de votre séjour ?

Ignace MUYEMANZI : C’était vers le mois de mai-juin, je ne sais plus.

Président : Je suppose qu’il devait y avoir beaucoup de gens intéressés pour quitter le Rwanda et aller au Zaïre ?

Ignace MUYEMANZI : Pas du tout, les gens pensaient que la situation allait se calmer et qu’on pouvait rentrer chez nous. Cette volonté de partir est venue plus tard je pense.

Président : Donc les gens qui pensaient rester au Zaïre, vous avez connu beaucoup de gens qui étaient réfugiés qui ont obtenu de fausses CNI[19] ?

Ignace MUYEMANZI : Non, je ne connais pas.

Président : Ce n’était pas quelque chose de courant d’obtenir des fausses CNI ?

Ignace MUYEMANZI : Franchement, je ne sais pas.

Président : Vous finissez par quitter le Zaïre pour le Togo puis la France, vous arrivez en France quand ?

Ignace MUYEMANZI : En 1998.

Président : Quand est-ce que vous faites la connaissance de Philippe HATEGEKIMANA ?

Ignace MUYEMANZI : Je suis arrivé en France en 98. J’ai demandé mon statut de réfugié. On m’a proposé ensuite d’aller dans un centre d’hébergement provisoire, j’ai choisi d’aller en Bretagne. J’y suis allé en 99. J’arrive là, je suis accueilli par le directeur du centre d’hébergement. Il avait reçu une lettre de mon ancien directeur de CADA[20] à Asnières. Il m’a exposé la situation pour les réfugiés rwandais, il m’a dit que c’était explosif parce qu’il y a des gens qui ont vécu des drames, et il fallait essayer d’apaiser la tension. J’ai rencontré plusieurs personnes. On me parle de quelqu’un qui s’appelle Philippe, qu’il est bien. Il passe souvent au foyer pour jouer avec les enfants, … on fait une association ensemble de danse traditionnelle pour essayer d’assainir, de se retrouver et de parler de nos malheurs. L’association avait pour objectif l’intégration et la solidarité entre les Rwandais. Philippe HATEGEKIMANA a rejoint l’association, il nous a expliqué les bienfaits de la danse. Philippe se donnait à fond dans cela. J’ai été impressionné. C’est grâce à lui que l’association s’est développée, on a fait des tournées dans la Bretagne. Après il est devenu vice-président. En 2013, on a appris que le nouveau président cherchait des noises à Philippe et qu’il ne le pardonnerait jamais. Cela étant, Philippe est venu me voir avec un fax qu’il venait de recevoir de l’université. Le fax précisait qu’il y avait un génocidaire qui travaillait à la faculté de Rennes, que les victimes du génocide ne le supportaient pas. Des dénonciations terribles. Le fax avait été envoyé depuis un bureau qui est à 500m de la faculté de Rennes. On était tous consternés de ce fax. C’est cette façon de Philippe de vouloir arranger les choses qui lui a causé ce mal. Dans le fax il était marqué que Philippe avait du sang « dans les mains », c’est une traduction littérale du kinyarwanda. C’est sorti dans Ouest France. Philippe pleurait, c’est la première fois que je le voyais pleurer. Philippe, il a le même défaut que tous les Rwandais de ne pas montrer ses sentiments. Il a dit que ce qui l’attriste c’est qu’on dise que lui, il avait tué tous ses amis. Je lui ai dit que c’était dans le journal et que ça allait passer. Il était comme mort-vivant. Il a déposé une plainte à la police et il m’a dit qu’on allait voir. Il était attristé que ses amis puissent penser qu’il est génocidaire. Dans mon intime conviction, j’étais sûr qu’il n’en était rien. Le fax portait l’en-tête de l’association IBUKA qui a répondu que le fax était un faux et que Philippe n’était pas connu et qu’ils se réservaient le droit de poursuivre l’auteur. Vers 2018 ou 2019, Philippe me dit qu’il cherchait de nouveaux projets car la retraite approchait. Il dit qu’il voulait aller au Cameroun avec sa fille. Il m’appelle un peu après et il me dit que sa fille a un projet qui marche bien. *** J’apprends par la presse qu’un génocidaire a été arrêté par la police au Cameroun et qu’il allait être extradé. Là j’étais choqué. Philippe en cavale, je me suis dit que ce n’était pas possible. Je me suis dit avec mon intime conviction qu’il fallait que je témoigne. Je sais que témoigner pour la Défense c’est un risque mais pour mon intime conviction je dois le faire. Je le connais suffisamment bien, j’ai vu le génocide.

Président : Vous nous avez fait part de votre conviction. Mais Philippe HATEGEKIMANA vous a parlé de ce quI s’est passé à Nyanza en 94 ?

Ignace MUYEMANZI : il m’a dit qu’il y avait des tensions avec lui et ses responsables qui le soupçonnaient d’être pro-FPR[21]. Après, il y a un officier de chez lui, un officier burundais je crois, qui avait aussi les mêmes problèmes dans l’armée, qui a fait appel à Philippe. Il est parti, dans la fin du mois d’avril je crois et que malheureusement quand il est parti après, les massacres à Nyanza se sont déroulés. Il m’a dit que c’était triste, que ça lui fendait le cœur que ces gens soient tués mais que s’il était resté, il aurait été tué avec eux.

Président : Il y a effectivement un fax avec l’en-tête IBUKA qui a été envoyé, il y a une main courante déposée auprès de la police de Rennes. Il y a aussi eu un courrier anonyme qui a été envoyé au CPCR. Dans ce courrier anonyme, ils visent Philippe HATEGEKIMANA  mais il vous vise aussi. Vous saviez que vous étiez visé ?

Ignace MUYEMANZI : Non

Président : Il parle de vous dans des termes qui ne sont pas très flatteurs car on vous décrit comme vivant à Rennes, originaire de Cyangugu, que vous travailliez au ministère de l’Intérieur pour un projet canadien, que vous habitiez à Kigali en bas de la Sainte Famille. Il est précisé que vus contrôliez les barrières dans le KIYOVU des Pauvres avec des milices originaires de Cyangugu et vous êtes accusé d’avoir pillé et tué dans votre quartier. Après, vous allez à Cyangugu et vous faites pareil. Il n’a pas été donné de suite sauf erreur de ma part.

Président : Vous nous dites qu’il n’y a eu aucune suite et que vous n’avez pas fait l’objet de poursuites judiciaires en France, mais il fallait que vous le sachiez.

Ignace MUYEMANZI : Ok

Assesseur 1 : Je remonte en arrière, vous expliquez que le 12 avril, vous partez de chez vous avez vos enfants. On sait que très rapidement il y a eu des barrières et qu’il était impossible de les passer sans présenter une CNI[19] sans la mention Hutu. Les Tutsi ou ceux qui n’avaient pas de CNI ne passaient pas. Vous, vous expliquez qu’on ne vous a pas demandé de CNI et que vous avez réussi à passer parce que les enfants à l’arrière de la voiture pleuraient. Cela va très à l’encontre de ce qu’on a entendu ?

Ignace MUYEMANZI : Dans l’histoire traumatique de notre pays, les récits peuvent varier, chacun raconte ce qu’il a vécu. Je possédais une voiture immatriculée expatrié, ça me donnait un certain avantage. Aussi, si vous aviez un billet ou quoi ça marchait. Pour les CNI, je crois que d’après ce que j’ai vu, elles n’ont sauvé personne. De ce que j’ai vu, il y a des gens qui ont été tués qui avaient pu avoir la CNI. Quand tu es connu au niveau du village, on ne va pas te demander ta CNI.

Assesseur 1. : Quelqu’un qui avait une CNI Hutu et qui était connu comme Tutsi on le tuait ?

Ignace MUYEMANZI : Oui c’est cela

Assesseur 1. : Mais quelqu’un que l’on ne connaissait pas et qui avait la mention Hutu, on ne le tuait pas ?

Ignace MUYEMANZI : Non, mais il faut savoir que beaucoup étaient illettrés aussi.

Assesseur 1. : Mais monsieur, quand vous allez de Kigali à Cyangugu, vous n’êtes pas connu sur toutes les barrières, alors ? Quand on a une CNI Tutsi, on est tué ?

Ignace MUYEMANZI : oui

Assesseur 2 : Vous dites que vous arrivez à Cyangugu, entre ce moment et votre départ pour le Zaïre, votre récit est un peu succinct, vous dites que vous avez caché des enfants, que vous les faites passer au Zaïre, mais pour le reste, qu’est-ce qu’il se passe ? De quoi avez-vous été témoin, qu’est-ce que vous avez vu ? D’autant que vous êtes resté environ trois mois, sur une zone qui a été un peu épargnée au départ, mais le génocide est arrivé. Dans votre bouche finalement, on n’a rien entendu.

Ignace MUYEMANZI : La 2ème semaine du mois d’avril, il y avait un officier à Cyangugu qui était très actif, qui tuait des gens. Cet officier a été condamné, il a été mis en prison. Il faisait des tournées partout pour inciter les gens à massacrer. Sur ma colline on s’est indigné et finalement le bourgmestre a dit qu’il voulait que tout le monde puisse essayer de se mobiliser pour éviter que ce monsieur amène les massacres dans notre région. Dans cette réunion, il y avait un monsieur qui s’est levé et qui a dit : « Je ne veux pas participer à une réunion où il y a des complices ». Le bourgmestre a dit qu’il fallait surveiller et rester chez nous parce que ce monsieur était plus fort que nous. Le jour suivant, ce monsieur a dit qu’il fallait massacrer les intellectuels. On m’a dit qu’on voulait me massacrer. On nous a dit de faire le moins de déplacements possibles À ce moment, le préfet de Cyangugu est venu chez moi, il m’a dit que j’étais la cible numéro 1 parce que j’étais contre les milices. Le préfet m’a dit : « Ignace, la situation est compliquée ». Des personnes ont été ensuite massacrées. Parmi elles, il y avait des gens qui étaient chez moi.

(NDR.  C’est étrange, on dirait qu’il n’est lui-même pas du tout convaincu de ce qu’il dit).

Quand tu vois tout cela, tu ne fais rien, tu te dis que tu te tais.

Président : vous faites des allers-retours entre Cyangugu et le Congo pour voir l’épouse de cet homme ?

Ignace MUYEMANZI : oui, mon père.

Président : Il n’y avait pas de téléphone ?

Ignace MUYEMANZI : non, pas à cette époque.

Président : Et vous, vous dites que la situation est suffisamment sûre pour faire des aller-retours ?

Ignace MUYEMANZI : notre région, on est vraiment juste à côté de la frontière et chez nous il n’y avait rien. Il avait confié ses biens à mon père.

Président : C’étaient des voyages d’affaire en quelque sorte ?

Ignace MUYEMANZI : Oui

Assesseur suppléant. : Vous avez dit tout à l’heure que vous avez vu l’accusé pleurer et qu’il était chagriné lorsqu’il a eu connaissance de l’article. Vous pouvez expliquer pourquoi il n’a pas déposé plainte et pourquoi il n’a pas demandé un droit de réponse au journal ?

Ignace MUYEMANZI : C’est moi qui lui ai dit de déposer plainte et en fait il a déposé une main courante. Je ne sais pas pourquoi il ne l’a pas fait

Assesseur suppléant. : Vous avez été entendu le 15/11/2019, lorsqu’il vous a été demandé, concernant le passé de Philippe HATEGEKIMANA (1022/4) vous a-t-il fait part de cette expérience traumatisante et de son parcours d’exil ?

Ignace MUYEMANZI : non, il ne m’a rien confié, à part qu’il était gendarme ».

Président : Là, vous avez plus de points à développer, est-ce que vous avez retrouvé la mémoire ou est-ce que vous avez eu davantage d’informations ?

Ignace MUYEMANZI : inaudible

Président : tout à l’heure vous avez expliqué qu’il vous a dit qu’il était parti fin avril-mai ?

Ignace MUYEMANZI : Oui, mais sur son expérience traumatisante il ne m’en a pas parlé.

Président : Ça, vous n’avez pas pensé à le dire devant les gendarmes ?

Ignace MUYEMANZI : Euh, non, je ne sais pas.

Assesseur Supplémentaire : vous avez également donné son grade tout à l’heure.

Ignace MUYEMANZI : non, je ne l’ai pas dit.

Assesseur Supplémentaire : Si, vous en avez parlé tout à l’heure.

Ignace MUYEMANZI : Je ne connaissais pas son grade, vraiment.

Un certain nombre d’autres questions seront posées au témoin et qui permettront d’obtenir quelques précisions.

 

Demandes de la défense en fin de journée.

Après plusieurs lectures de pièces du dossier, la défense, par le biais de maître ALTIT, adresse au président plusieurs demandes. La défense demande ainsi que l’affaire soit suspendue, le temps que plusieurs actes soient transmis et ajoutés au dossier. Elle souhaite que des demandes soient faites pour obtenir des extraits de jugements de toutes les Gacaca[6] évoquées dans le dossier. La défense fait aussi la demande que soit versé le télégramme de KAYITANA utilisé dans le cadre d’une affaire devant le TPIR[17]. La défense demande d’ordonner une nouvelle expertise balistique afin d’observer une éventuelle présence de cratères dans le sol aux endroits des attaques sur plusieurs collines. Maître ALTIT demande enfin à ce que la plaidoirie de la défense soit reportée au 12 juillet afin qu’elle dispose de plus de temps pour se préparer.

Le président répond en disant qu’un procès d’assise doit respecter le principe de la continuité des débats. Ce à quoi maître ALTIT répond qu’il doit aussi laisser à la défense un délai raisonnable pour défendre l’accusé correctement. Maître PHILIPPART est entendue du côté des parties civiles et explique que selon les parties civiles, la défense souhaite seulement trouver des excuses pour gagner du temps. Concernant les jugements des Gacaca, les demandes sont peu précises et ne mentionnent pas de décisions en particulier, de dates ou de noms. Elle rappelle ensuite que chaque témoin qui a été auditionné a précisé au début de son audition, s’il avait déjà été entendu ou condamné par une juridiction, et qu’à ce stade des débats, la défense n’avait effectué aucune demande. Elle décide de le faire alors que nous en arrivons à la fin des débats. Pour les autres demandes, Maître PHILIPPART s’interroge également sur leur utilité. Les deux avocates générales du ministère public plaident chacune en contestant ces demandes et le président sursoit à statuer. Il rendra compte de sa décision demain.

NDR. Il est clair que ce sont là des demandes dilatoires que monsieur le Président LAVERGNE ne pourra que rejeter. La défense le sait, mais elle fait tout pour gagner du temps et retarder la fin du procès. 

 

Margaux GICQUEL

Alain GAUTHIER

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

Un grand merci aussi à Emma RUQUET (stagiaire d’IBUKA) et à Sarah MARIE (avocate stagiaire auprès de maître Domitille PHILIPPART) pour la prise de notes qu’elles nous transmettent chaque jour pour nous permettre de rédiger ces comptes-rendus.

  1. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[][]
  2. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[]
  3. voir Procès Laurent BUCYIBARUTA[]
  4. TGI : tribunal de grande instance[]
  5. Cahiers de mémoire, Kigali, 2014 et Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, publiés par l’association « Rwanda Avenir » dans les Classiques Garnier[]
  6. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.[][]
  7. voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023[]
  8. Voir l’audition de Primitive MUKAWAYEZU, 6 juin 2023.[]
  9. Voir l’audition d’Apollonia CYIMUSHARA, 13 juin 2023.[]
  10. Voir l’audition de Sabine UWASE, 25 mai 2023.[]
  11. FIDH : Fédération Internationale pour les Droits Humains. []
  12. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[]
  13. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[]
  14. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir :
    Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha[]
  15. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[]
  16. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  17. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[][]
  18. BIT : Bureau international du Travail[]
  19. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[][][]
  20. CADA : Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile[]
  21. FPR : Front Patriotique Rwandais[]

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